Pour la 2ème année consécutive, Strate a voulu se saisir de projets stratégiques qui questionnent la transformation du monde tout autant que ses implications pour la profession de designer industriel en traitant une problématique de manière transversale et multisectorielle. La direction de Strate a donc choisi en 2022 de “traiter la question de la décarbonation des villes en proposant une vision prospective et sensible des usages et modes de vie à l’horizon 2050”, comme énoncé par Saran Diakité Kaba, DG Strate.
Ce projet a réuni des étudiants de 4e année de la filière mobilités et des étudiante·s étrangers du Graduate Program (GP) “Transportation Design”, les deux programmes pilotés par Mike Levy, et a été encadré par :
- deux enseignants designers ayant deux spécialités complémentaires : Romaric Le Tiec, designer dont les travaux abordent différents domaines du design industriel et du design espace dans des secteurs variés, et Cédric Caravano, designer mobilité et intervenant historique de l’école dans cette filière ;
- 4 alumnis issu·e·s des différentes filières de Strate, dont le rôle a été d’assurer la vision systémique du projet et des rendus ainsi que de guider les étudiants designers en mobilité dans le déroulement du projet : Lubin Chofflet, Claire-Anais Costa Guerreiro, Valentin Herbin et Pierre-Alain Auclair.
De plus, Strate a souhaité que la Direction des Partenariats – Claire de Beir – et le département de Recherche – représenté par la chercheuse Emna Kamoun – collaborent pour inscrire ce projet dans une approche réflexive tout au long des avancements et aider les étudiants à avoir une vision large en intégrant d’autres aspects tout aussi primordiaux pour la ville décarbonée du futur (vigilance face aux inégalités sociales, limites et frein d’ordre juridiques, etc).
Ainsi, contrairement aux sujets des partenariats pédagogiques classiques qui sont impulsés par les entreprises elles-mêmes, le brief a été ici impulsé par Strate et co-écrit par les trois parties prenantes du projet : pédagogie, partenariat et recherche.
“En tant qu’acteur clé de la ville, nous vous proposons de faire partie d’un projet pédagogique et prospectif sur les représentations sensibles de la ville décarbonée à horizon 2050. Il s’agit d’un projet inédit dédié à tous ceux qui contribuent à la fabrique de la ville et de ses utilités, aménageurs, promoteurs, constructeurs, experts, opérateurs de mobilité… Avec les outils sensibles et interdisciplinaires du design, nous souhaitons éclairer les représentations de la ville intelligente et durable : celle qui se construit et s’anime au travers des usages et des modes d’habiter, et non simplement au travers de la data et de la technologie.” Extrait du brief par Strate.
5 sponsors ont pris part à ce projet : Alstom pour le secteur mobilité, Bouygues Immobilier pour le secteur de la construction immobilière, Citeo pour la gestion des déchets, GRTgaz pour l’énergie et Carbone 4 pour leur expertise scientifique en décarbonation.
L’école, un lieu d’enseignements mais aussi d’expérimentation réflexive
Au moment du lancement, il a été demandé à chaque entreprise de présenter sa feuille de route stratégique pour répondre aux enjeux de décarbonation à son échelle. Ainsi, les étudiant·e·s ont pu prendre la mesure de la diversité des plans d’action existants dans chaque secteur d’activité. Ensuite, Carbone 4 a présenté les principes de mesure d’impact des effets des actions mises en place par les entreprises pour atteindre la neutralité carbone. Leurs approches ont permis d’esquisser deux types de scénarios prospectifs de décarbonation dont les leviers sont assez différents (scénario techno-solutionnisme vs. scénario sobriété et frugalité).
Ce format inédit de partenariat inter-entreprise impulsé par Strate a été très riche en enseignements. En particulier, la complexité d’une approche systémique de la mobilité décarbonée a nécessité une phase de recherche plus longue que d’habitude avec une immersion dans les méthodologies de modélisation systémique des enjeux, des acteurs et des flux. En effet, bien qu’il semble évident que la ville encapsule des infrastructures et des acteurs qui sont interdépendants, la réalité des entreprises reste parfois dans une démarche sectorielle. La vision systémique globale au cœur d’une approche design a chahuté les référentiels de pensée et les logiques d’entreprise, et a questionné les étudiants dans leur capacité à rendre compte de cette complexité tout en formalisant une proposition produit cohérente.
Villes décarbonées – visions des étudiants
À l’issue de ce projet sur 10 semaines, les étudiant·e·s ont proposé 6 visions qui incarnent des expériences dans des villes décarbonées. La réponse des étudiant·e·s a souvent pris le parti de capitaliser sur la technologie non comme une substitution sans changement de modes de vie mais comme levier pour accompagner et faciliter les changements comportementaux vers une forme de “sobriété désirée”. La question du déplacement des personnes et des biens sur un même réseau (soit simultanément ou en exploitant les temps de baisse de trafic) a été abordée comme une nécessité pour l’optimisation de l’énergie et de l’infrastructure. En outre, presque tous les projets ont essayé d’explorer l’interdépendance entre les secteurs. Ainsi par exemple, l’autonomisation de certains véhicules servirait à l’efficience d’une économie circulaire et d’une meilleure organisation entre les secteurs de production (industrielle et/ou agricole) et celui de la gestion des déchets. Par ailleurs, plusieurs propositions ont questionné la notion de propriété des véhicules et ont exploré les différentes modalités de partage, non pas uniquement de l’objet mais aussi des services dont bénéficie toute une communauté.
Actant des difficultés identifiées pour formaliser des propositions lisibles, Strate a engagé une seconde phase de développement avec les étudiants en Septembre 2022 afin de proposer des projets plus pertinents. Parallèlement, la directrice et le responsable de filière ont fait un état de l’art des projets de diplôme des années précédentes questionnant les mobilités futures et leurs impacts (écologiques, sociaux…), afin de mettre en perspective, et compléter, la vision des projets réalisés dans le cadre du projet ville décarbonée 2050.
Ainsi, cette réflexion a donné lieu à une exposition dans le cadre de l’évènement de Strate pendant la France Design Week contenant :
- une sélection de projets de diplômes des années précédentes organisés selon 4 thématiques :
Mobilité et aménagement Urbain – Arrival Pod (2022) Akkash KOHLI – Vista (2019) Rohan PATEL – Confluence (2019) Reihan APRILE – Fudo (2020) Thomas COURADJUT | Mobilité et optimisation de la logistique – Trucks 2030 (2015) Stéphane Dubur – Ride (2022) Ziyang Liu – SwinGo (2018) Yufei Ni – Chrysalid (2018) Julie Mazoué |
Mobilité et Impact Sociétal – HAVEN_01 (2020) Tanmay Howale – Universal Mobility (2020) Alexander Pawlusik – Craft Hack (2022) Müge Sene – HAO (2020) Alexis Nguyen | Mobilité et nouvelles modalités de déplacement – Vehol (2020) Emilie Sicot – QuadCo (2018) Bilal Ahmedf – SoftLine (2013) Simon Linot – Nautilo (2019) Vincent Delisle |
- les 6 visions (réactualisées) des étudiant·e·s d’un système de mobilité répondant aux enjeux de décarbonation.
– MØde (Erwan Dierckz, Valère Delboulbe, Marine Grislain)
MØde est un système de transport intermodal qui facilite l’usage du vélo au quotidien sur de plus long trajets, encourageant ainsi la réduction de l’usage de la voiture personnelle. Il s’agit d’une plateforme autonome qui déplace les cyclistes plus rapidement et sur des distances plus importantes, permettant une expansion des distances parcourues en zone péri-urbaines à vélo. Les modules autonomes emploient une technologie à induction alimentée en énergies vertes permettant une alimentation électrique en mouvement et à l’arrêt, réduisant ainsi l’usage de batteries lourdes et polluantes.
– Kiddo (Aurelien Thieller, Erik Velmaa, Louis Gauthier, Théo Le Roux)
Kiddo est un système circulaire entre différentes zones urbaines, les systèmes de gestion des déchets et les pôles d’échanges entre agriculteurs locaux. Les véhicules utilisent le méthane émanant des déchets biologiques comme carburant. Kiddo a aussi une visée éducative des citoyens dès le plus jeune âge (notamment en impliquant les écoles élémentaires) à un mode de vie durable.
– Symbiotic transport System (Du Yu, Gala Meng, Chia Hsun Wu, Na Yi)
Ce projet s’inscrit dans le cadre du scénario où l’usage des voitures personnelles à l’intérieur des centres des villes en Europe est interdit. STS est un système de transport qui se compose de véhicules permettant une modularité entre transport de personnes et de biens, qui se connectent entre eux grâce à des aimants pour former un seul véhicule moins energivore pour connecter les zones périurbaines au centre de la ville. STS est une solution qui allie le confort du transport privé à la nécessité d’un usage plus massif des transports collectifs.






– H₂ (Haochen Wei, Xinyu Zhang, Swapnil Desai, Devashish Deshmuk, Abhishek Kulkarni)
H₂ est un service de livraison pour Paris utilisant les voies navigables afin de réduire la congestion et l’empreinte carbone de la logistique de livraison routière.. L’objectif est de réduire la dépendance à l’égard des systèmes logistiques routiers grâce à un réseau de transport par bateau moderne et autonome conçu à cet effet, relié à des véhicules de livraison du dernier kilomètre à mobilité réduite. Le groupe motopropulseur H₂ combine des cellules solaires et la technologie des piles à combustible à hydrogène.
– Stacky (Amir Hatoum, Lucas Desfossez, Théo Philippot)
Stacky propose une économie circulaire décentralisée où les industriels proposent à la vente sur une marketplace les rebus industriels recyclés. Un système de pods collecte les matériaux triés et les distribue comme matière première aux usines locales qui les utilisent dans la fabrication de leurs produits.
– Higgelig (Romain Mennessier, Léon Perrin, Gaston Martin, Hélène Décure)
Higgelig est un système de transport déployé dans des zones périurbaines constituées en éco-quartiers autonomes énergétiquement. Higgelig combine des modules de mobiliers urbains mobiles qui sont utilisés comme habitacles des véhicules une fois combiné à des modules tracteurs autonomes. L’ensemble des mobiliers urbains mobiles sont disponibles en copropriété pour les habitants de chaque écoquartier. L’utilisation statique des modules de mobilier urbain réduit considérablement l’espace alloué au stationnement des véhicules tout en proposant une mobilité individuelle aussi pratique et confortable que l’automobile.
Du projet pédagogique à la table ronde : élargir les points de vue, tisser des passerelles
Le travail réflexif sur ce projet stratégique nous a aussi amené à organiser une table ronde donnant à voir les questionnements du projet et en les partageant avec d’autres acteurs qui n’ont pas toujours l’occasion de confronter leur expertise. Ce moment d’échange animé par Claire de Beir, directrice des partenariats, a donc fait se rencontrer :
- le monde industriel, représenté par Céline Feugier, Strategic Innovation Leader, Alstom,
- le monde du conseil, représenté par Marc Fontanes, Directeur Mobilité de Auxilia / Chronos,
- des acteurs du territoire en la personne d’Antoine Dupont, Directeur général de la Fabrique des mobilités,
- et naturellement le monde académique et de la formation en design, représenté par Mike Levy, Responsable de la filière Mobilité et GP Transportation Design de Strate.
L’enjeu de la table ronde a été de souligner le fait qu’on ne peut penser la décarbonation qu’à l’échelle planétaire bien que la réponse soit matérialisée sur un territoire délimité, la ville en l’occurrence pour notre projet. La décarbonation n’a pas de frontières territoriales ni sectorielles et elle nous engage à avoir une vision systémique, en prenant bien en considération toutes les interdépendances. La mobilité étant un levier clé de la décarbonation du monde, de la même manière le design des mobilités doit s’inscrire dans une approche transversale et systémique. Or, c’est la difficulté de ce passage à penser et concevoir, non plus simplement un objet de mobilité mais un système global de mobilité qui nous a interpellé en tant qu’école.

Pour Antoine Dupont, la décarbonation de la mobilité se fait plus précisément sur trois niveaux.
Le niveau le plus efficace serait l’effacement, c’est-à-dire la suppression émissions de CO₂ par la suppression des déplacements (surtout utilisant des voitures à motorisation carbonée). Étant donné que cela semble difficile à envisager à court ou moyen terme, le niveau suivant qui semble plus atteignable est celui du report modal par le recours à d’autres types de transports moins émetteurs. En bas de l’échelle, il s’agit de travailler sur l’efficience sans modification des habitudes et modes de vie, c’est-à-dire de simplement remplacer l’énergie fossile par une autre neutre en carbone. Cette dernière solution qui semble animer le monde des mobilités actuellement en raison du fait qu’elle n’appelle pas vraiment à un changement comportemental radical.
Si l’on veut agir sur le volet comportemental des individus pour les accompagner vers une transition plus radicale modifiant leur mode de vie, Antoine Dupont rappelle qu’il existe différents leviers : la coercition, l’incitation et l’éducation, mais aussi la séduction qui est le levier sur lequel le design a un rôle à jouer. En effet, en agissant sur la diffusion de nouveaux imaginaires et sur la désirabilité des objets et des services dans ce système de mobilité, les designers pourront influer sur les comportements.

Ainsi, sur le plan motivationnel, point clé pour envisager des changements, Marc Fontanes a insisté sur le fait que le système de mobilité est strictement dépendant des décisions des ménages par rapport à leurs modes de déplacement.
En effet, les choix d’équipements et d’organisation se font en tenant compte « rationnellement » de tous les besoins sur une semaine ou une année type, intégrant aussi bien les déplacements contraints (ou subis) pour le travail, les études, les achats ou la santé, que les déplacements choisis (loisirs, etc.). Si cette manière d’aborder la mobilité par les usages est intrinsèque au design, elle ressemble davantage à une révolution dans le monde industriel.

Céline Feugier, en effet, a évoqué le fait que chez Alstom, entreprise spécialiste dans la fabrication des véhicules de transports de masse, cette approche par l’usage nécessite encore un travail de changement de culture au sein d’une entreprise dont l’expertise est d’abord technique. Cette culture d’ingénieurs a tendance à faire d’Alstom un prestataire plus qu’un partenaire des collectivités. De ce fait, la question du contexte de déploiement n’est pas assez prise en compte aux yeux de Céline Feugier.
Enfin, quand bien même tous ces principes de transversalité seraient enseignés, Mike Levy a alerté sur l’employabilité des futurs designers de la filière Mobilité, et de la nécessité de préparer les diplômés à l’évolution nécessaire de leurs métiers dans les prochaines décennies, tout en répondant à la demande actuelle des industriels.
La trans-formation des compétences doit significativement accompagner, voire accélérer celle de tout un secteur. En particulier, l’enjeu actuel est de convaincre les nouveaux acteurs de la mobilité, en dehors des constructeurs de matériel, d’intégrer les designers dans leur démarche d’innovation.
Le coup de sonde des projets des étudiants auprès du public
En direct lors de la table ronde, l’équipe de recherche a soumis un questionnaire au public présent pour avoir des retours sur la manière dont les 6 projets d’étudiant·e·s ont été compris et perçus. Les répondant·e·s ont donc noté selon quatre critères : dans quelle mesure le projet (1) est original, (2) répond aux enjeux de décarbonation, (3) décrit un futur souhaitable, (4) est réalisable et à quel horizon.
Qui sont les répondant·e·s ? Seuls les répondants ayant passé plus de 5 minutes à visionner les 6 projets ont été retenus dans l’enquête, plus de la moitié y consacrant plus de 20 minutes). La majorité des répondants présents à l’évènement ont exprimé un fort intérêt pour l’innovation dans les mobilités, et sont venus spécifiquement pour le colloque et la table ronde abordant tous les deux le sujet des mobilités du futur. En termes d’expertise en mobilité, la moitié se considéraient comme ayant une bonne ou très bonne expertise. En revanche, en ce qui concerne les connaissances sur la décarbonation, la majorité s’est auto-évaluée comme étant moyennement en connaissance de ce sujet.
Nous avons noté que les projets considérés comme décrivant au mieux un futur souhaitable et les projets considérés comme réalisables à court ou moyen terme, ne sont pas forcément ceux qui étaient jugés les plus originaux. L’urgence de la situation laisse penser que la désirabilité, bien que très importante pour engager les gens vers un changement d’habitude, englobe aussi l’aspect temporel. Il faut que ça soit séduisant mais surtout réalisable et vite !
L’exemple du projet Kiddo considéré comme le plus original a exploré l’idée d’un projet qui serait vertueux non pas uniquement par son efficacité immédiate mais parce qu’il ambitionne de toucher les générations futures dès leur enfance en y intégrant un aspect éducationnel pour assurer un changement de comportement en profondeur. Ainsi, le système de mobilité a été pensé dans ce cas comme un maillon d’une chaîne liant production, consommation et recyclage des produits sur une temporalité beaucoup plus étendue.
Et après ?
Frédéric Martinez, chercheur en psychologie sociale, écrivait dans Libération, le 19 avril dernier : “il ne faut pas perdre de vue que la première violence sociale, c’est de persister, en pleine flambée de l’essence, à vouloir rendre désirables des véhicules énergivores que l’essentiel de la population ne pourra jamais se payer.”
Il est de fait primordial de rendre désirables et concrets les changements de comportements attendus face à l’urgence climatique. Le design par essence centré sur les usages et l’expérience des individus doit nous aider à relever cet immense défi. Au travers de cette quête d’un avenir soutenable et souhaitable pour toutes et tous, son rôle sera plus que jamais politique. Parce que la pédagogie est une matière vivante, ce projet et les perspectives qu’il a permis d’ouvrir sont une brique précieuse sur laquelle nous continuerons à enrichir et questionner la formation au métier de designer et son rôle dans la vie ensemble.