Après une frustrante édition 2020 en ligne, l’incontournable conférence de la Design Research Society était de retour fin juin à Bilbao. Quel plaisir de retrouver en chair et en os nos communautés internationales de recherche en design ! Estelle y était pour présenter son article “Design as posture. Developing enlightened subjectivity with the philosophy of yoga”. Dans ce bref compte-rendu, elle partage ses impressions après cinq jours de conférence.
D’abord, les discussions plénières, que DRS 2022 a assumé placer entre 19 et 21h, heure espagnole oblige ! Trois soirées donc, sur les thématiques : architecture, matière, alimentation. Si les deux premières se sont révélées peu inspirantes (sentiment partagé avec les participant.e.s avec lesquels j’ai échangé), la discussion Future Food nous a permis de découvrir les coulisses du travail de personnages hauts en couleur.
Andoni Aduriz, chef du « trans-restaurant » Mugaritz, a axé sa présentation sur l’importance de la narration pour la gastronomie. « Sucré, salé, acide, amer, umami… s’il y avait un sixième goût, ce serait celui des histoires que l’on (se) raconte ! ». Il a attisé notre curiosité avec des exemples d’expériences (plutôt que « plats ») conçues avec son équipe, durant les 6 mois annuels où Mugaritz ferme pour se consacrer à la recherche & développement…
Le duo du collectif Honey & Bunny, anciens architectes qui se définissent comme chercheurs, performeurs et designers, sont eux aussi passionnés par l’exploration de la dimension culturelle de notre alimentation. Jusqu’à l’activisme, leurs travaux nous poussent à (re)questionner ce que l’on tenait pour acquis ou naturel. Pourquoi utiliser la nourriture comme matériau ? « Quand il y a à manger, c’est tellement facile de manipuler les gens ! »
Les journées, elles, étaient consacrées à la présentation des articles, à des discussions et workshops. Beaucoup de sessions ayant lieu en parallèle (jusqu’à 11 !), c’est toujours un exercice de raison et de lâcher-prise que de choisir auxquelles assister ! D’autant plus avec les intitulés un peu cryptiques de certaines sessions – comme celle où j’ai présenté : “Graphics and spirituality” ! Formule qui aurait pu éloigner qui ne s’intéresse pas explicitement à ces champs (y compris moi-même ?!). Mais contre toute attente, nous avons eu des discussions intéressantes, une fois le terme « spiritualité » déminé de toute connotation religieuse ou ésotérique. En fait, au-delà de cette session, j’ai vécu des résonances toute la semaine sur ces notions d’incarnation de la pratique, de subjectivité éclairée, qui me tiennent à cœur.
Plus largement, il semble que les discussions sur les méthodes et modèles laissent enfin place à une réflexion plus profonde sur nos postures de designers, de chercheur.se.s et/ou d’enseignant.e.s. Plusieurs papiers, par exemple, s’interrogent sur la place des non-designers mobilisé.e.s dans les processus de codesign. L’injonction à consulter, impliquer, engager… différents types de parties prenantes est enfin questionnée, ainsi que les conditions et critères d’évaluation de telles démarches.
De même pour l’inter- et transdisciplinarité : l’heure n’est plus à convaincre qu’il faut collaborer entre spécialités, mais à explorer et évaluer les modalités d’exercice pertinentes en contexte.
Il me semble ainsi que la discussion éthique avance, d’un “ethics by design” plutôt hors-sol vers une conception plus relationnelle, certainement plus apte à nourrir nos pratiques.
À travers le « tournant relationnel » (Vazquez, 2017), les designers sont appelé.e.s à dépasser leur volonté de maîtrise et illusion de contrôle, pour s’ouvrir à l’altérité et à l’émergence. Prendre avec soi sa personnalité, ses pratiques, son histoire, avec tous les biais que cela implique. Si « spirituel » est entendu en ce sens, alors je souscris totalement !
En ligne avec ma présentation qui faisait appel au yoga, j’ai relevé plusieurs autres exemples de pratiques somatiques mobilisées pour révéler, formuler, mettre en scène des valeurs ou des ressentis (chorégraphie, théâtre de l’opprimé ou d’improvisation, capoeira…).
Au-delà, la « décolonisation » du design reste un sujet discuté avec vigueur, depuis plusieurs éditions de DRS. Plus que par les Européen.ne.s, cette préoccupation est surtout affichée par les chercheur.se.s Nord-américain.e.s ou Océanien.ne.s, en particulier lorsqu’il s’agit de concevoir avec et/ou pour des populations autochtones.
Ces petits pas composent peut-être un paysage plus multiple pour nos pratiques de design, dans le « plurivers » (Escobar, 2018) que nous habitons. Jusqu’à rendre obsolète l’ère du centré humain ?
État de l’art sur la notion de « non-humain »
La communauté DRS est-elle prête à faire sa redirection ? En tous cas, l’intégration des interdépendances pour un design plus holistique faisait l’objet d’une imposante session : “Rethinking design for a complex world“. J’y apprécié toutes les contributions ! L’occasion de (re)découvrir des modèles comme :
Une perspective multi-niveaux de la transition (Geels, Wallace)
Les différents types de paradoxes : temporels, cognitifs, sociaux, de focus
L’agilité stratégique (Doz & Koskonen, 2010) qui repose sur la sensibilité, l’unité et la fluidité
Ce dernier article défend que le design est en lui-même une théorie du changement – manière d’articuler nos actions et ce que l’on en attend (Tuck, 2009). On retrouve l’enjeu de posture, car cette clarification commence par soi-même, pour se déployer par vibrations vers l’extérieur. Dans tout projet, il est donc important de stimuler le passage de l’implicite vers l’explicite, en ouvrant et maintenant ouverts des espaces de conversation.
Pour finir, alors que la dimension tangible est peu présente à DRS (pas de maquettes, peu d’ateliers pratiques…), ces deux papiers donnent des idées pour manipuler des concepts :
Et deux derniers bonus, pour continuer sur la pratique réflexive :