La troisième séance du séminaire CORPS-PRENDRE s’est organisée autour du deuxième axe du séminaire “donner corps à la recherche” et abordait les corps-objets comme moyen de mise à distance pour saisir sa recherche. Les deux interventions nous ont donné un aperçu des pratiques de doctorant.es ou d’étudiant.es (en master recherche) pour comprendre et donner corps à leur recherche.

Nous avons eu le plaisir de recevoir Hayla Meddeb et Aicha Ben Salah, enseignantes chercheuses à l’Ecole Supérieure des Sciences et Technologies du Design (ESSTED) de Tunis. Le titre de leur intervention “Prototypez votre recherche. Dans la tête des apprenants (designers-chercheurs)” renseigne déjà sur leurs préoccupations pour accompagner les étudiant.es dans leur parcours de passage du statut de designers à celui jeunes chercheur.ses par la transposition des modes opératoires propres au design dans la pratique de la recherche en design. Elles ont alors présenté les résultats de plusieurs workshops menés auprès de leurs étudiant.es (en master et en doctorats).
“Comment aider les étudiant.es à retrouver les outils avec lesquels ils sont habitués (réflexion par l’action, prototypage, itération, visualisation…) dans la recherche?” La démarche des deux chercheuses émane d’un malaise chez les étudiant.es lors de ce changement de statut de designer à chercheur.se. L’approche du prototypage est alors adoptée en tant que process pour “réfléchir avec les mains, se familiariser avec l’erreur mais aussi partager et engager une conversation avec les autres”. Selon Hayla Meddeb et Aicha Ben Salah, encourager les étudiant.es à avoir recours au prototypage en cours de leurs premières réflexions est une sorte de mise à l’épreuve de leurs hypothèses de recherche, ce qui a pour vertu de leur donner de l’autonomie et de “les faire tomber amoureux du problème plutôt que de la solution” (en citant Laura Javier). Les prototypes rapides en tant qu’objets intermédiaires permettent non seulement de visualiser une pensée mais aussi d’interagir, de prendre des décisions, d’améliorer et donc d’avancer. Le prototypage tel qu’il est pratiqué avec les étudiant.es de l’ESSTED répond essentiellement à l’objectif d’en faire un outil d’apprentissage actif.
Pendant les workshops, les étudiant.e.s sont amené.es à donner corps au composantes de leur problématique, contextualiser en délimitant les frontières, hiérarchiser et placer les liens entre ces composantes, le tout en utilisant divers matériaux et objets sans précision typologiques particulières imposées et en les disposant sur un plateau, considéré comme “un support des représentations systémiques”. Les intervenantes ont montré une évolution des maquettes réalisées d’un workshop à l’autre. En effet, le passage d’un ensemble aux composantes figées avec des hésitations dans le discours à une maquette avec des composantes mobiles a permis de rendre cet objet intermédiaire opérant et disponible pour l’émergence d’un discours plus structuré. En plus, l’itération a permis aux étudiant.es de mettre en place des conversations avec leur propre sujet et d’opérer des mouvements de zoom avant et de zoom arrière. Le prototypage de la recherche est alors un moyen de prendre de la distance pour avoir une vue systémique mais aussi de faire le mouvement inverse en s’intéressant à un point précis pour se focaliser sur les interactions et mieux appréhender les zones d’ombre, ce qui permet de stabiliser les choix et de “jouer” avec les idées. Ainsi, le prototypage évolue d’un outil de représentation à un outil d’aide à la réflexion vers un outil pour l’émergence. Ceci marque l’évolution de la problématique de design à celle de recherche en design.
Au-delà de servir à la problématisation proprement dite, le recours au prototypage a des répercussions sur la psychologie et la motivation des étudiants: ça leur permet de mieux apprivoiser l’incertitude, d’avoir davantage confiance en eux avec un vrai sentiment de progrès. Le prototypage est présenté comme un processus constructif qui permet de considérer l’échec comme une opportunité et de persister face à l’inconnu, partie intégrante d’un parcours de recherche.
Pour la seconde partie, nous avons approché les corps-objets de la recherche d’un autre angle avec Andrea Alexander, doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication avec une spécialisation en sémiotique visuelle, au laboratoire MICA, à l’Université Bordeaux Montaigne. Pendant sa thèse, elle a mené une recherche qui traite de la grammaticalisation du design d’information. A travers sa présentation, elle a expliqué comment elle a donné corps à un système intermédiaire de recherche qui lui a permis d’agir autant sur le corpus, la problématisation mais aussi la bibliographie en articulant les différentes théories avec son corpus.
Initialement, Andrea Alexander a eu recours à la création d’une infographie pour exprimer l’impact de certaines lectures scientifiques choisies sur l’architecture et la progression d’une recherche doctorale. Dans sa présentation, elle explique comment le recours à une visualisation mêlant le mind mapping et la frise chronologique classique permet d’observer “l’écologie d’une pensée en évolution”. En effet, son travail de recherche ayant eu plusieurs modifications sur le corpus et sur la problématique, elle a considéré que le “pouvoir évocateur de l’image” permet de communiquer avec efficience sur ces basculements. Dans la construction du corps-objet visuel qu’elle nous a présenté, elle a pris en compte plusieurs variables connues: le temps, la bibliographie, un cadre énonciatif et un environnement de publication (le power point). Dans sa démarche, matérialiser la pensée est une cartographie du “paysage” d’une recherche car elle permet de rendre compte des relations géographiques entre des idées distinctes. Ces relations sont exprimées en termes de continuités (/continu vs discontinu/) et de rapports d’importance (/grand vs petit/).
Andrea Alexander nous a embarquée sur sa frise chronologique en exposant comment chaque ouvrage a modifié sa pensée et a réorienté sa recherche doctorale. Elle a représenté son système de bibliographie à différentes temporalités pour exposer les mutations des liens entre les idées et les concepts et leur impact sur la recherche elle-même. Usant d’une analogie architecturale, elle montre comment la structure du corps-objet produit est de plus en plus solide, ce qui réfère à une consolidation et un approfondissement de la pensée du chercheur. La stabilisation formelle correspond alors à une stabilisation du sujet par des transformations majeures au sein du pôle théorique résultant d’un processus de suppression et de renoncement autant à une partie du corpus mais aussi à des théories dont l’éclairage perdrait sa pertinence.

Plus qu’une question de recul qui est nécessaire à la recherche, les deux présentations ont abordé l’importance de la prise de hauteur par rapport à sa recherche et à son statut de chercheur.se en construction.
Les outils présentés ont été très inspirants pour permettre de textualiser la pensée autrement mais ont aussi posé des questions en ce qui concerne la temporalité de leur application par rapport au temps de la thèse. Si pour Hayla Meddeb et Aicha Ben Salah, le prototypage est une pratique qui s’installe dès le début d’un projet de recherche, les visualisations d’Andréa sont utilisées pour accompagner une pensée ou la clôturer.