
De l’imagologie* de la technosphère à une généalogie de l’imaginaire industriel, le colloque sur les imaginaires de Cerisy est une sacrée expérience. Entre les interventions très pointues et le lieu châtelain en dehors du temps, on pourrait presque vivre une expérience qui confère au spirituel.
L’imaginaire est ici décortiqué sous différents points de vue : philosophique, littéraire, rudologique, historique, et même psychanalytique – le tout émulsionné à un rythme soutenu. Voici quelques morceaux difficilement choisis de ce bouillonnement permanent.
Jean-Jacques Wunenburger nous rappelle, par les différentes dimensions des objets techniques, que nous vivons une période cruciale conférant au renforcement idéologique du modèle cyclique (imaginaires des robots et automates). Antoine Picon nous emmène dans les imaginaires des réseaux et flux ayant guidé la construction des circulations de la ville hausmanienne, jusqu’à nos cartographies modernes. Il nous suggère enfin que le modèle en réseau touche à sa fin au profit d’un modèle de représentation fondé sur l’événementiel, l’instantané, voire le retour à la notion d’itinéraire (GPS, carte du trafic). Du coup, penser Internet comme un réseau pourrait être faux ? Au contraire, pour Franck Cormerais, l’hyperville contemporaine est un espace de plis et d’enchevêtrements. Elle doit intégrer les flux qui lui parviennent par une approche multi-modale, raisonnée et stratégique. La tension entre local et global est donc un premier point de friction, auquel Cynthia Fleury ajoute le risque de monopolisation de l’attention et l’appauvrissement des relations qui mettraient en danger la notion même d’expérience. Obsolescence programmée, illusion de nouveauté, temps accéléré… ou le côté obscur de l’innovation technologique ? Pour Pierre Veltz, nous sommes immergés dans un environnement hyperindustriel, labyrinthe indéfini où les objets et interfaces sont indissociables de leur environnement, nous empêchant de comprendre leur fonctionnement. Marque ultime de notre aliénation ? Pas très réjouissant… Mais Alain Gras tient à amener un contrepoint optimiste en appelant à retrouver un arrière-fond chamanique dans notre rapport global au monde, une co-dépendance avec les éléments de la planète qui nous permettrait d’envisager l’innovation comme communication plutôt que prédation. Pierre Musso ne peut qu’adhérer, lui qui considère l’industrie comme religion de notre société, et l’innovation comme croyance structurante.
Ces extraits, encore chauds, nous permettent de réaliser que les imaginaires technologiques restent fondateurs de nos modes de vie, de nos actions et comportements contemporains. Savoir les analyser et avoir une conscience de ces modes de représentation qui nous portent, serait d’un grand secours pour l’évolution de certaines de nos entreprises dans leurs choix stratégiques – en particulier pour nous designers, partenaires de l’innovation, comme le remarque très justement Anne Asensio.
* Psssst ? : vous ne savez pas ce qu’est l’imagologie ? Pour Pageaux, elle a entre autres tâches celle de “décrypter les lignes de forces qui régissent une culture, ainsi que les rapports entre deux ou plusieurs cultures. Enfin révéler les systèmes de valeur sur lesquels peuvent se fonder les mécanismes de la représentation”.
in « Recherche sur l’imagologie : de l’histoire culturelle à la poétique », article en ligne
Imaginaire, industrie et innovation – Colloque du 21 au 28 septembre 2015 – Direction : Pierre Musso, avec le soutien de la Chaire MODIM, “Modélisations des imaginaires, innovation et création” et ses partenaires industriels