Suite à l’édition de Septembre 2015 de la Harvard Business Review nous vous proposons ci-dessous une sélection et analyse de deux articles présentant une vision actuelle du positionnement du design et du design thinking dans les organisations. Pour discussion, découverte, ou approfondissement. Sélection d’articles par Frédérique Pain, analyse par Géraldine Hatchuel et Ioana Ocnarescu. Bonne lecture !
- L’évolution du métier du designer au cours du siècle dernier : du design industriel, au design d’expérience et au design du changement, par Géraldine Hatchuel (texte inspiré de (Martin & Brown, 2015)).
- La pensée design à l’âge mature : du design produit au design d’une culture organisationnelle, par Ioana Ocnarescu (texte inspiré de (Kolko, 2015)).

L’évolution du métier du designer au cours du siècle dernier : du design industriel, au design d’expérience et au design du changement, par Géraldine Hatchuel (texte inspiré de (Martin & Brown, 2015)).
Dans ce dossier de septembre 2015 de la Harvard Business Review dédié à l’évolution du design thinking, Roger Martin[1] et Tim Brown[2] s’attachent à retracer les différentes étapes par lesquelles sont passés les designers à travers le siècle dernier. D’un “processus technique et physique, … à une démarche de pensée”, tel que prédit le prix Nobel Herbert Simon en 1969 dans La Sciences de l’artificiel,…la marche reste à franchir. Le design connait ainsi une première ère : celle de la conception [innovante] telle que la nomme Armand Hatchuel[3] des trains, des maisons, de l’ameublement, de la mode haute couture, des logos, puis des produits… Avec le succès de ces secteurs économiques, émerge et se démocratise le concept de “Good Design is Good Business”. C’est alors que” le secteur des hautes technologies”, souhaitant s’adosser à cette vague de croissance, commence à “recruter des designers”.
Des designers, vous dites? Mais quels designers ? Et pour quel livrable ? i.e. artefact dans le jargon des designers. Une nouvelle ère est née pour le métier. “C’est ainsi que des designers embauchés pour dessiner le volume et la forme d’un smartphone [hardware] sont alors sollicités pour concevoir le “look and feel” d’interfaces utilisateurs [software], et chemin faisant se voient confier l’expérience utilisateur [UX] d’une solution digitale”. Intellectuellement rodés à la démarche, et peut-être las de s’exprimer sur du format 15 pouces, certains sortent alors de la conception d’une expérience utilisateur digitale pour embrasser de “nouvelles problématiques globales et complexes comme le design d’une expérience de visite de patients à l’hôpital ou bien une expérience de cafétéria à l’Université”, expliquent Roger Martin.
Les vannes sont alors ouvertes : si le design est une façon de penser, une méthodologie ouverte, alors le design [thinking] peut être utilisé pour “résoudre des problèmes complexes et persistants” dans nos sociétés. Car le designer détient une arme sans faille : il permet de rendre visible, visuelle ou tangible la vision d’un innovateur ou d’un stratège, et permet ainsi de donner vie aux scénarios imaginés :
- “une nouvelle expérience d’éducation à la planification financière chez les jeunes pour une mutuelle”,
- “l’engagement d’un écosystème pour la mise en œuvre d’une voiture autonome (utilisateur, fabriquant, collectivités, législateurs, fournisseurs de technologies…”
C’est ainsi que ce qui était démarche est devenue le livrable en tant que tel. Si la conception innovante (vs conception réglée) était conception d’un “objet nouveau ou inconnu”, et le “chemin nouveau ou inconnu” pour y parvenir, elle est désormais également conception du réceptacle nouveau/inconnu et comment y aboutir (exemple : créer de nouvelles habitudes chez les usagers). Le design a de nouveau pivoté, il devient design du changement ou “design de l’intervention”. Ou comment cette solution va être introduite, et acceptée par les parties prenantes, acteurs/clés du succès d’une telle conduite du changement. En d’autres termes, si j’ose dire, conduite du nouveau.
Car “le nouveau fait peur”, c’est un fait. La solution nouvelle peut devenir un énorme “fail”, ou bien “ringardiser les collègues”, elle peut être “coûteuse”, ou bien remettre à plus tard les commandes des anciennes solutions. Elle peut être synonyme d’un casse-tête managérial “pour les équipes Marketing ou bien pour les RH” en charge de la stabilité.
Et le design repense le conseil en management et en stratégie : d’une classique présentation du problème, de la solution, et du plan de changement à mon commanditaire, trop souvent fragile, le design thinking introduit la notion d’itération, de cycles courts de prototypages et de pensée visuelle pour une meilleure adhésion des décideurs et des parties prenantes et l’introduction d’une stratégie, vision ? quasi adoptée.
Un nouveau type de dialogue émerge, avec un scénario comme suit … Intéractions entre le designer stratège et son commanditaire par cycles courts successifs :
- “- Nous pensons que le problème majeur réside en…, qu’en pensez-vous ?”
- Et puis plus tard ” – Suite à la précédente séance qui nous a mis d’accord sur un problème majeur, voici les possibilités de solution que nous imaginons, en voyez-vous d’autres ?”
- Et encore plus tard ” – Suite aux possibilités que nous avons communément souhaité explorer, voici les analyses que nous envisageons, pensez-vous à d’autres ?”
… scénario que le designer connait finalement bien car rôdé aux études terrain, aux multiples allers-retours de prototypage pour tester et convaincre, habitué à lever de l’argent et surtout à amener de l’engagement dans l’équipe. En d’autres termes, engagement, double empathie, itération, modestie, top-down+bottom up, visualisation des scénarios… en bref de la culture design si ce n’est du design artefact !
[1] Professeur, écrivain, consultant en stratégie et directeur de l’Institut du Martin Prosperity Institute de Rotman School of Management de l’Université de Toronto au Canada
[2] Designer, CEO et président-fondateur de IDEO, cabinet de conseil en design et innovation
[3] Professeur-chercheur à Mines Paritech, fondateur de la Chaine Théorie et Méthodes de la conception innovante, Académicien et fellow de la Design Society
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La pensée design à l’âge mature : du design produit au design d’une culture organisationnelle, par Ioana Ocnarescu (texte inspiré de (Kolko, 2015))
Dans la même édition du numéro de Septembre 2015 de la Harvard Business Review, Jon Kolko présente une démarche de design global, une pensée qui ne s’arrête pas à la conception de l’artefact mais qui inspire une nouvelle façon de travailler en entreprise.
A la place de concevoir une chaussure, le designer s’intéresse aujourd’hui à comment réinventer le système de santé. Et pour aboutir à cela J. Kolko explique quelques principes de base. Premièrement, il faut démystifier les designers mis sur un piédestal en tant que “savants-artistes” (en anglais artistic savants) et expliquer comment amener la culture design en entreprise. Et comment arriver à cette culture ? Une réponse à 5 points.
- Se concentrer sur les expériences et les émotions: Tout d’abord, on ne vend pas des voitures mais on vend de nouvelles façons de se sentir dans ces voitures (conduire une Lexus veut dire se sentir “gâté, luxueux et fortuné”). D’où l’enjeu de développer dans l’entreprise un langage qui décrit ces émotions pour les prendre en compte dans les décisions business.
- Concevoir des modèles physiques pour comprendre des problèmes complexes: Le designer amène une fluidité dans l’entreprise avec ses capacités à représenter et donner forme. Ici Kolko fait référence à des esquisses de produits (à Strate on parle d’objets intermédiaires) et aussi à des diagrammes ou autres représentations – comme par exemple cartographier le parcours des usagers pour comprendre leurs habitudes. Pour résoudre des problèmes non linéaires, il faut une pensée non linéaire ! et ces représentations, appelées “artefacts design”, amènent cette dimension dans le processus.
- L’importance du prototype – Demo or die[1] – Alors que la cartographie explore l’espace du problème, le prototype explore l’espace des solutions. Dans une confrontation directe avec le terrain, un prototype incarne une idée, la possibilité d’une réalité. Selon Kolko, le prototype joue un rôle clé car il propose une démonstration et cette démonstration est centrale pour le feedback utilisateur et pour convaincre des clients et d’autres acteurs-clés. Donc “demo or die”, dit J. Kolko.
Mais peut-on aller plus loin ? Le prototype est central pour tester et communiquer une idée, néanmoins la réalité est plus complexe pour qu’une solution marche vraiment. Il ne s’agit pas seulement de faire une démonstration, mais aussi de voir le prototype devenir un produit qui s’intègre dans la vie courante. Cette intégration est maintenant la phase la plus complexe du processus de conception. Ainsi “Deploy or die”[2] c’est le nouveau moto de MIT Media Lab d’après son directeur, Joi Ito.
Note pour le lecteur: Lire également la philosophie de Dunne & Rabby qui pensent que le rôle du prototype est celui de montrer des futurs, même si parfois ces futurs ne sont pas ceux désirés[3].
- Accepter l’échec est un autre principe soulevé par J. Kolko. Dans la quête de la bonne solution, plusieurs chemins et prototypes sont explorés dans un processus itératif. C’est rare que les choses sortent parfaitement du premier coup… Ainsi, un des enjeux du design est de permettre à l’échec de perdre son image négative pour devenir une étape clé du projet.
D’autre part, pour une entreprise, montrer ses maquettes et prototypes signifie que l’organisation n’est pas honteuse des phases de recherche, qu’elle ouvre le processus de conception et donne de la valeur à l’exploration et l’expérimentation. Certaines entreprises prévoient même un budget appelé “l’échec comme apprentissage” (“failure as learning”) dans leurs investissements liés à l’innovation. Cela donne de l’espace à l’essai et encourage la prise de risques – éléments incontournables pour faire de l’innovation de rupture.
- Enfin, le dernier principe tient à des notions de choix des fonctionnalités conçues d’un produit. Kolko appelle cela une retenue réfléchie (“thoughtful restraint”). La forme simple de Nest ne résonne pas avec la technologie complexe déployée derrière. Dans un processus de conception, savoir enlever de l’information est aussi important que savoir en imaginer. Savoir simplifier un service pour amener une cohérence globale – c’est cela qui va créer une histoire pour l’utilisateur. Et à la fin c’est cette histoire qui reste, simple et cohérente : “Nous avons toutes ces entrées, nous avons tous ces endroits où nous pouvons aller … mais nous avons besoin de présenter au monde une histoire cohérente”.
Ces cinq principes nous les retrouvons déjà dans certaines entreprises qui ont fait le choix de créer une culture design (IBM, General Electric). D’autres entreprises, comme des cabinets de conseil en management souhaitant développer une offre conseil en innovation, achètent des boîtes de design pour amener la culture design en interne et se rapprocher de leurs clients (Deloitte achète Doblin, Accenture achète Fjord, McKinsey achète Lunar). Et tout cela est rassurant pour le design et la pensée design – d’où aussi le titre sur la “maturité” du Design Thinking. Cependant il reste encore des preuves à faire pour que le design devienne une compétence centrale. Pour ce grand changement stratégique Kolko souligne encore une fois l’importance de l’acceptation de l’ambiguïté et l’encouragement de la prise du risque. Finalement il tire aussi l’attention sur le challenge de l’image du Design comme “Sauver de tous les problèmes”. Il faut réinitialiser les attentes ! Il design ne peut pas changer le monde tout seul. Il amène de l’innovation mais il ne va pas savoir optimiser le mieux ou stabiliser une entreprise du point de vue business. Un point que nous laissons ouvert à la discussion.
Et puis pour la fin, de l’âme, de l’humanisation et de la simplification, c’est ce que J. Kolko nous souhaite. Design for Action ! à tout niveau et ensemble avec les autres !
[1] Mots devenus célèbres à MIT Media Lab: https://slice.mit.edu/2014/07/29/deploy-or-die-media-lab-directors-new-motto/
[2] Idem et à voir un TED talk inspirant: http://www.ted.com/talks/joi_ito_want_to_innovate_become_a_now_ist#t-316173
[3] Dans leur modèle,Anthony Dunne et Fiona Raby expliquent que le design explore quatre types des futurs (‘PPPP futurs’) : Probables, Plausibles, Possibles, et Préférables. Cela représente la quintessence du Critical / Speculative Design – domaine que les deux chercheurs-designers ont créé. Pour plus de détail voir: https://mitpress.mit.edu/books/speculative-everything et ce blog qui résume le modèle ‘PPPP’: http://mohamadalmustapha.com/speculative-design/