Retour de conférence IASDR – “Life-changing design”

Du 9 au 13 octobre s’est tenue la conférence biennale de l’IASDR, accueillie cette année au Politecnico Milano. L’occasion de retrouver la communauté internationale, et de présenter deux papiers exploratoires orientés sur la posture des designers.

Le premier “The full and the empty. A dialogue between Chinese painting and design” (Estelle Berger et Dominique Christian), est un dialogue apprenant entre une designer-enseignante-chercheuse et un philosophe-enseignant-peintre. Nous y réfléchissons au nécessaire équilibre entre maîtrise et lâcher-prise, sous la forme d’un pictorial (article de recherche où l’image joue un rôle plus qu’illustratif). J’ai apprécié la liberté que donnait ce format, qui a été tangible dans les différentes présentations et discussions en séance.

Je retiens le retour d’expérience d’étudiant.e.s de deuxième génération immigrée de « pays du Sud » au sein d’institutions États-Uniennes. « On nous a appris à laisser nos cultures et idéologies hors de la pratique du design, mais nos identités et systèmes de valeur ne sont pas des biais à évacuer ». Dès le premier jour, nous parlions ainsi du besoin de théories non hégémoniques pour un design plus pluriel et toujours ancré dans le contexte. Un fil rouge dorénavant des conférences en design, où le mot « décolonisation » revient comme un mantra – prolongeant et dépassant celui du « codesign ». 

Ilpo Koskinen est revenu sur cette évolution, dans la présentation de son nouveau livre Design Empathy, Interpretation analysant trente ans de recherche en design à l’université d’Aalto. Il identifie plusieurs phases, toujours marquées par une préoccupation pour l’expérience humaine :

  • Design pour l’usabilité (1994-2002)
  • User experience (1999-2006)
  • Codesign (2004-2012)
  • Méthodes radicales (imagination, arts) (2006-18)
  • Recherche constructiviste (prototypage) (2005-…)

Si la robustesse de l’approche finlandaise est indéniable, la question se pose aujourd’hui de ses prochaines évolutions : « comment un programme de design centré sur l’humain répondra-t-il au tournant actuel du ‘plus qu’humain’ ? » s’interroge Koskinen. 

La keynote d’Ambra Trotto développe cette réflexion, définissant le design comme un « sens des possibles » qui guide notre navigation dans un monde dont la complexité et les enchevêtrements nous dépassent parfois. Ce positionnement résonne avec mon papier coup de cœur “Confidence and doubt in doctoral research: The temptation of certainty”, écrit par des professeurs pour sensibiliser leurs étudiant.e.s à la valeur de la dissonance dans l’expérience de thèse. Ils comparent la démarche à une danse entre zone de confort et incertitude, pour trouver « que faire lorsque l’on ne sait pas quoi faire ». 

C’est d’ailleurs dans la même session que j’ai présenté le second papier Strate Research, “Guiding into the unknown. A dialogue between design and yoga for mindful design education” (Estelle Berger). Il développe une réflexion sur le rôle de « guide », commun à l’enseignement et au leadership, pour accompagner le développement d’une posture professionnelle. Ma recherche s’appuie sur un parallèle avec la philosophie et la structure de pratique du yoga, mais elle concerne plus généralement le travail intérieur de prise de conscience et de responsabilités. Alors que ce sujet aurait pu passer pour ésotérique il y a quelques années, il est aujourd’hui largement reconnu que la transformation de soi est une condition à l’impact que l’on peut avoir sur le monde. 

Tout un pan de la conférence tournait ainsi son attention vers l’intérieur, notamment dans une discussion en panel sur les méthodes – terme auquel est de plus en plus préférée la notion d’approche, pour éviter l’écueil normatif et prescriptif. Cette dernière se construit en réponse à un contexte, elle assume sa dimension tactique et réflexive, et sa migration plutôt que sa transférabilité. En ce sens, apprendre signifie aussi désapprendre. Toute méthode est supposée soutenir la rigueur et l’honnêteté, pas les remplacer. 

Mais changer demande du courage. Beaucoup de chercheur.e.s l’ont reconnu – alors que d’autres restent manifestement en pleine dissonance cognitive face à l’état du monde et aux transformations radicales que nous devons opérer pour préserver son habitabilité. On aurait parfois aimé plus de radicalité pour un événement intitulé “life-changing design”… Ce hiatus a été sensible dans une discussion sur les publications scientifiques, révélant différentes conceptions de notre discipline et de ses indicateurs de crédibilité. Il est indéniable que les formats cadrent nos manières de penser et de communiquer, ainsi que les frontières de notre.nos communauté.s. Alors que certain.e.s priorisent la robustesse des normes existantes au risque du statu quo, d’autres s’attachent à imaginer des formes plus émancipatrices pour pluraliser nos corpus de connaissances. Encore une fois, refuser l’introspection de nos visions du monde, incluant nos angles morts, semble une position difficilement défendable. Après des décennies à chercher un socle commun, il est certainement temps pour le design d’accepter que la diversité n’est pas une menace – voire de la revendiquer comme notre meilleur outil face à un monde qui se polarise parfois dangereusement. Nuance et dialogue ne s’accordent-ils pas parfaitement avec le design ? 

J’ai trouvé de l’inspiration en ce sens dans plusieurs études de cas consacrées à des projets de terrain, qui ne prétendent pas donner de solutions définitives, mais accompagnent des communautés et territoires sur leur chemin de soutenabilité. Les récits ne font pas l’impasse sur les tensions rencontrées, notamment en termes de positionnement, de soutien, et d’impact des interventions de design. Cette question de l’évaluation est effectivement délicate, si l’on assume l’ambivalence d’une démarche à la fois humble et subjective, respectueuse et critique. Dans les projets d’envergure, elle s’exprime par une tension entre la prise en compte de la complexité du vécu et le besoin de critères mesurables. Les pistes privilégiées par les chercheur.e.s relèvent souvent d’une éthique du dialogue, pour viser la meilleure intercompréhension possible et ne pas perdre de richesse dans les traductions d’un langage à l’autre. Contribuer à initier et prendre soin de communs (commoning) est devenue une expertise émergente du design. Plusieurs initiatives intéressantes à ce titre ont été présentées, sans surprise majoritairement au nord de l’Europe, qui associent initiatives locales et mise en réseau : 

  • Charging the Commons (projet de recherche néerlandais mettant le design au service de communautés urbaines)
  • Smoties (plateforme de partage et d’expérimentations de design participatif pour développer l’habitabilité de zones rurales en Europe)
  • RISE (institut de recherche public suédois accompagnant les transformations de l’industrie vers plus de soutenabilité, notamment avec le design – d.centre)
  • NetZeroCities (projet de recherche européen de 4 ans pour accompagner les villes à la neutralité carbone. Voir surtout leur checklist “Social Innovation Actionable Pathways”)

Enfin, vous vous étonniez que je n’aie pas encore parlé de design fiction ou spéculatif ? Si la pertinence du design pour envisager et matérialiser des scénarios futurs n’est plus discutée, certain.e.s s’interrogeaient sur la valeur épistémique des anticipations produites. Pour solidifier les démarches empiriques, Knutz et Markussen proposent une « littératie des futurs », appuyée sur les différents pôles scientifiques croisés avec des finalités d’innovation ou de design fiction. Cette matrice permet de réfléchir sur l’intrication des notions de passé, présent, et avenir. Quant à Scupelli, il utilise l’analyse causale multiniveau pour révéler les failles, biais, et espaces potentiels pour le design dans des scénarios d’anticipation. Sous les formes exprimées, il s’agit d’investiguer les causes sociales, les visions du monde, et les imaginaires qui s’expriment. 

Une approche que l’on pourrait appliquer à nos propres événements rassemblant la communauté de recherche en design ! L’interrogation partagée par une enseignante d’Umea m’a beaucoup fait penser : « Dans 30 ans, quels angles morts dans nos pratiques actuelles seront mis en évidence par les historien.ne.s du design ? Qu’est-ce qui est en germe aujourd’hui et que nous peinons à voir faute de recul ? » Rendez-vous en 2025 pour partager nos réponses !


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