Juste avant les vacances, du 26 au 28 juillet, j’ai eu le plaisir de présenter un travail de recherche en cours lors que colloque Sémiotique du design et environnement(s), organisé par l’association TA’KTIC (Tunisian Association of Knowledge, Technology, Innovation and Creativity). Les organisatrices (que je remercie chaleureusement !) voulaient questionner les apports de la sémiotique du design à la réflexion sur les environnements au sens large, car au-delà du sens qui renvoie à l’écologie, ce colloque avait alors pour ambition de considérer le cadre de vie socio-temporel global de l’humain, incluant les aspects culturels et sociaux.
“Partant du principe que le design a pour rôle de régénérer du sens, une rencontre entre design et sémiotique ne pouvait mieux trouver son lieu d’élection qu’en mettant en liaison perception/conception des espaces, pratiques, transitions.”
Cet extrait de l’argumentaire ( à lire ici ) positionne les ambitions du colloque d’aborder la question de la signification portée par le design, en tant que discipline et pratique qui fabrique du sens. Ainsi, en engageant les humains, par le biais des stimuli sensoriels, dans diverses (ré)actions, il s’agissait aussi de focaliser sur les apports de la sémiotique au designers pour répondre aux défis de l’ère post anthropocène.




“Nous sommes sidéré·e·s, que faire ?”
La conférence inaugurale de Bernard Darras, sémioticien et Professeur des Universités en “Sciences de l’Art et médiation de la culture”, a permis de poser les bases d’une sémiotique de l’action, une sémiotique pragmatique et systémique nécessaire pour dépasser cet état de sidération qui nous immobilise.
Rappelant que l’habitude est une signification stabilisée, inscrite dans un grand récit, résultant donc d’un processus d’habituation basé sur un processus de production de sens et d’interconnection entre plusieurs signifiés (ce qui est appelé sémiose), il a insisté sur le rôle du designer qui est celui de faire changer les habitudes. Selon lui, la dimension pragmatique de la théorie sémiotique de Charles Sanders Peirce est celle qui permet d’agir car elle donne les outils pour comprendre comment une action se stabilise et se transforme en habitude.
Dans ce sens, l’exemple de manipulation du cycle d’usage d’un smartphone, présenté par Aicha Redissi, illustre bien comment les individus initient de nouvelles habitudes par “bricolage exécutif”au contact d’un nouvel appareil, puis installent cette habitude suite à une période de familiarisation, ce qui conduit à la création de nouvelles croyances ancrées en habitude-actions. Ce cycle ne peut être repris que s’il y a perturbation de cette nouvelle croyance et l’instauration du doute. C’est précisément sur ce cycle que se sont basées les mécanismes d’obsolescence des smartphones (le plus souvent cette obsolescence n’est pas technique mais symbolique). Ce cycle du métabolisme des habitudes inspiré de la théorie de C.S. Peirce a été augmentée par Bernard Darras et Sarah Belkhamsa et a donné lieu à l’outil <métabolisme>, présenté comme “une modélisation théorique destinée à étudier la construction collective, contextualisée, distribuée et située, mais aussi évolutive et métabolique de la signification d’un artéfact“ (Darras, 2015).
Un foisonnement d’approches pour analyser le sens
Les différentes présentations des chercheuses ont permis d’aborder la question de la signification (construite) du design dans différents champs d’application.
Imen Ben Youssef Zorgati, directrice et Professeure agrégée à l’École de design de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal a proposé de penser une sémiotique du matériau. Considérant celui-ci comme “la matière du designer”, elle suggère que ça devienne son point de départ lors de l’idéation et non simplement quelque chose qu’on vient appliquer à un concept développé sans penser à la matérialité (comme certains projets de design d’espace ont pu le faire). Bien qu’elle insiste sur l’importance du matériau dans le design (particulièrement d’espace en raison de sa spécialité), comme porteur d’un message conceptuel en tant que producteur et stimulateur de sens, son approche n’est pas uniquement esthétique. En fait, en valorisant l’aspect expérientiel du matériau comme support, elle engage les designers à considérer le matériau comme acteur du changement comportemental nécessaire. Ainsi, elle insiste sur le fait de considérer une approche par le matériau comme levier pour changer de voie (comme le dit Edgar Morin), évoquant l’idée d’un design des habitudes.
Dans cette perspective de design d’espaces, les propositions de Hela Oueslati Sfar pour penser une éco-sémiotique et de Myriam Chellakhi Ben Guebila sur le design biophilique ont toutes les deux introduit l’idée de sémiotique spécifique pour l’écologie. En effet, grâce à la maîtrise des signes (iconiques, indexicaux, symboliques et hybrides) renvoyant à une idée de naturalité, les designers oeuvrerait en faveur d’une sensibilisation des usagers à l’écologie à travers l’expérience sensorielle conçue. C’est ce que Char Thabet a appelé “environnement engageant” qui incite à l’engagement grâce à l’expérience mémorable d’un lieu (en prenant comme exemple de grands musées tel que le Musée Guggenheim de Bilbao).
Si la majorité des approches d’analyse sémiotique des artefacts de design et d’architecture étaient focalisées sur les les choix de signes des designers, j’ai retenu une intervention qui a permis de questionner le choix de l’absence de signes et de sa portée signifiante tout de même. En effet, grâce à une analyse du vide urbain à travers l’histoire, les chercheuses Ahlem Ben Abdessalem et Afef Trabelsi ont montré l’importance du choix délibéré de laisser des vides dans l’espace public. Ce vide dessiné est un vide à dessein : un espace intentionnel qu’elles opposent au vide comme espace résiduel du processus de design. En effet, ces vident choisis deviennent des espaces signifiants car ils sont habités par l’imagination.
À travers l’exemple de Bab Bhar, une place emblématique de Tunis, les chercheuses ont étudié le système séquentiel des parcours possibles et leurs évolutions au fil des changements d’aménagement. Une étude auprès des usagers (passants et commerçants) a permis de relever trois enjeux du vide urbain : socio-économique, culturel et environnemental. Ce dernier enjeux a donné lieu à la notion de “vide positif” nécessaire pour projeter les aménagements des villes.
Quelle place pour la sémiotique dans la pratique des designers ?
Le débat sur la polarisation entre la sémiotique peircienne héritière de la philosophie pragmatique et la sémiotique greimassienne qui s’est construite sur une base linguistique était encore une fois d’actualité. Quelle sémiotique est plus adaptée pour le design ?
De mon côté, j’ai été formée dans la lignée greimassienne auprès de Anne Beyaert-Geslin (sémioticienne et professeure en sciences de l’information et de la communication) et j’ai également étudié les travaux de Michela Deni, toutes les deux ont contribué à développer le concept de factitivité qui me semble très opérant pour le design.
« il est inévitable que le designer soit toujours en train de créer, de gérer et de communiquer des “signifiés” – et qu’il doit les contrôler. » (Deni, 2011).
Comme Michela Deni, je suis persuadée qu’enseigner la sémiotique dans les écoles de design est indispensable, mais la finalité pédagogique devrait être essentiellement le développement de l’esprit critique des designers et leur capacité à changer de perspective afin de mieux appréhender l’expérience de l’instance de réception lors du processus de conception. La sémiotique peut alors les outiller en améliorant leurs compétences d’analyse et de transmission de signifiés à travers le projet. Par conséquent, il s’agit donc pour les écoles de penser, non pas une sémiotique du design – les sémioticiens le font très bien – mais une sémiotique pour le design, grâce à laquelle les designers développent une certaine gestion de cette fabrique du sens qui leur permet de clarifier leur projet de manière systématique (Deni, 2011).
C’est avec cette conviction que j’ai choisi de focaliser un cours sur la notion de manipulation (en tant que faire-faire) comme approche méthodologique pour initier les designers à la fabrique du sens et leur donner des outils pour modifier les comportements (notamment à travers l’objet) et inciter les humains à agir en faveur du vivant et du maintien de l’habitabilité du monde.
En plus de l’apport de la sémiotique au designers, mon intervention dans le colloque présentait une ébauche d’un programme d’enseignement en école de design où la place de l’écologie devient structurelle, s’organisant en trois phases (comprendre, concevoir, évaluer) pour amener le design vers un design pour (et avec) le vivant. Ce programme, qui s’étend sur les cinq années du cursus design, permettrait de former les designers aux fondamentaux de l’anthropocène et des sciences du système terre qui permet de penser un design pour le vivant. Cela ne sous-entend pas concevoir des solutions pour les autres êtres vivants mais bien pour l’humain dans son milieu (naturel, social, économique et politique). Un design pour (et avec) le vivant est alors un design orienté milieu, ce qui est déjà inscrit dans l’ADN des designers mais que nous devons renforcer par des savoirs supplémentaires sur la matérialité et les dynamiques signifiantes qui régissent le monde.
In fine, en tant qu’école nous avons plusieurs défis à relever dans l’élaboration de nos enseignements. Un défi de contenu, car il faut ancrer l’enseignement du design dans une culture scientifique à jour ; un défi éthique, nous devons définir et hiérarchiser les valeurs et les critères d’évaluation des projets ; et enfin un défi méthodologique car on doit développer une ingénierie pédagogique spécifique à notre public apprenant créatif. Ce n’est qu’ainsi, en plus d’une certaine maîtrise de la gestion du sens, que les designers pourront mieux identifier les éléments (matériaux, humains et non-humains) dont ils auront besoin pour les combiner et mener à bien des projets pouvant contribuer efficacement aux changements idéologiques et comportementaux nécessaires au maintien de la vie sur Terre.

Retrouvez toutes les photos de l’évènement sur la page de l’association Taktic.