Il ne faut pas aller trop loin pour revenir ressourcée. Je suis de retour de 2 jours de Séminaire Scénarisation de l’ANACT (l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) à Lyon, des échanges passionnants sur la simulation et la scénarisation et la place du design au sein de cette institution.
Le 15 et 16 juin 2023, ont eu lieu 2 journées du séminaire du groupe de travail sur la simulation au sein de l’Anact organisées par Sarah Dulac (designer) et Manon Keusch-Bessard (psychologue-ergonome). L’audience étaient formée des agent.e.s au sein des agences régionales (Aract – « des agences qui aident les entreprises à mener des projets d’amélioration des conditions de travail souvent au moyen de modes d’action collectifs, en partenariat avec les acteurs locaux ») et de l’Anact. Installée à Lyon, l’Anact est placée sous la tutelle du Ministère en charge du Travail et a pour vocation “d’améliorer les conditions de travail en agissant notamment sur l’organisation du travail et les relations professionnelles” (https://www.anact.fr/lanact/qui-sommes-nous).
La recherche sur la simulation chez l’ANACT
Le but de ce 2e séminaire a été de continuer à enrichir les travaux de l’Anact sur la simulation comme méthode de conception et d’accompagnement de changements techniques et organisationnels. La simulation est un axe de recherche et un enjeu depuis 2 ans maintenant. Elle est définie ainsi :
« la simulation peut être considérée comme l’action de (re)-jouer des scènes, des situations de travail, par le biais de divers supports (maquettes, plans, jeux de rôles, …) et de manière collective. Pour soutenir cela, elle repose sur un processus plus large de description et de conception de scénarios qu’il s’agira ensuite de simuler. Ces scénarios sont donc autant d’hypothèses et/ou de propositions de situations plus ou moins complexes à discuter et (re)-jouer en contexte collectif. »
Extrait de l’argumentaire du séminaire basé sur les travaux du chercheur Laurent Van Belleghem.
En guise d’introduction et de point de départ, Sarah Dulac et Manon Keusch-Bessard fournissent plusieurs définitions ainsi qu’un résumé du premier séminaire qui s’est tenu il y a un an au sein de l’Anact. Il est important de faire la distinction entre le scénario (l’objet ou le moyen qui peut prendre différentes formes) et la scénarisation (le processus qui sert à différentes fins). Le scénario peut être narratif, fictif, interactif, représentationnel ou de flux, tandis que la scénarisation peut être réalisée par le biais d’un débat, d’une analyse approfondie des problématiques et de la conception – comme illustré et expliqué dans l’image ci-dessus :

Les éléments clés de la scénarisation incluent : la participation, une attitude (favorisant la facilitation, l’expertise, la génération d’idées, visant à encourager les “pas de côté”, “pas en avant” et “pas en arrière”), l’appropriation (en termes d’objectifs et de moyens), le portage et la réflexivité et les apprentissages (évaluation).
En poursuivant sur cette base de discussion, le deuxième séminaire propose de considérer le scénario et sa conception comme des outils concrets et manipulables pour réfléchir, créer et prendre des décisions collectivement. Ce séminaire aborde ainsi les conditions de mise en œuvre de cet espace de simulation : comment concevoir les scénarios et avec qui ? Comment pouvons-nous définir ensemble ce qu’est un scénario satisfaisant ? Quels formats et espaces pour la concrétisation ? Et comment se produisent les allers-retours entre l’espace de friction et l’espace réel, ainsi qu’entre les études sur le terrain et la création des scénarios ?

Simulation et immersion : vivre avec les robots. Apports du design dans l’expérimentation des futurs possibles
Quatre conférenciers ont été conviés pour répondre à ces interrogations en partageant des projets pertinents en rapport avec l’anticipation, la simulation ou la scénarisation. J’ai été l’une des intervenants et j’ai pu témoigner d’un projet qui a marqué une étape importante de ma démarche en recherche en design, à savoir le projet Roméo 2, dont j’ai longuement parlé dans des publications scientifiques ou autres. La préparation pour cette présentation, intitulée “Simulation et immersion : vivre avec les robots. Apports du design dans l’exploration des futurs envisageables“, m’a permis de découvrir une nouvelle dimension du projet en créant une interprétation inédite de ce qui a été réalisé (scénarios et mise en scène avec des robots) et de la façon dont les livrables du projet ont été proposés, transformés et négociés par l’équipe de conception. Pour cela, j’ai mené une enquête auprès des participant·e·s à une expérimentation in-vivo qui a eu lieu en 2015, une résidence d’une semaine durant laquelle des designers, des chercheur·e·s, des aides-soignant·e·s et des ingénieur·e·s ont expérimenté et ajusté des scénarios avec des robots d’assistance à la personne. Cette expérimentation a eu comme objectif la création des scénarios pour deux robots Pepper d’Aldebaran (anciennement Aldebaran Robotics puis SoftBank Robotics). Pour cette expérimentation d’une semaine les robots étaient manipulés comme des marionnettes par une personne.
Dans le cadre de cette résidence, des équipes de 4 à 5 personnes ont été formées pour jouer des scénarios écrits sous forme de courtes pièces de théâtre. Pour cette expérimentation d’une semaine les robots étaient manipulés comme des marionnettes par une personne. Bien que les scénarios n’aient pas été finalisés, ils ont été élaborés à partir des résultats d’une grande étude menée auprès de 72 personnes vivant en centre de rééducation et en maisons de retraite, portant sur la robotique d’assistance. Ces scénarios ont été conçus pour représenter des moments de la vie quotidienne d’une personne âgée vivant chez elle avec un robot, soulevant ainsi des questions auxquelles plusieurs fins étaient possibles. L’objectif de expérimentation était de trouver des solutions et des dénouements en jouant et en discutant avec les différentes personnes constituant les équipes de scénarisation. Huit ans plus tard, j’ai eu l’occasion d’interviewer les membres d’une des équipes de scénarisation dont j’ai également fait partie. À l’aide d’une grille d’entretien d’auto-confrontation et de vidéos enregistrées en 2015, j’ai interrogé trois personnes : une ergothérapeute, une designer-chercheuse et une designer ayant pratiqué le théâtre d’improvisation (10 ans de pratique). Bien que je ne détaillerai pas toutes les subtilités de ces interviews ici, j’ai tenté de répondre à certaines questions proposées lors du séminaire ANACT.

—> Quels formats et espaces pour la tangibilisation des scénarios ? Pour mettre en place la résidence, l’équipe de projet a aménagé un espace chez Aldebran en simulant un appartement de deux pièces d’une personne âgée vivant seule. Les participants témoignent que cette représentation, bien que modeste, était efficace. Selon l’ergothérapeute : “Un décor plus sophistiqué n’aurait pas amélioré les choses. Tu vois, quand nous faisions du Skype, nous mettions un papier de la personne [sur l’écran du robot], tous ces artifices, et cela a finalement fonctionné“.
—> Comment concevoir les scénarios et avec qui ? Les scénarios ont été conçus par une équipe de concepteurs et de chercheurs en design. Ensuite, lors de la résidence d’une semaine, d’autres personnes ont été impliquées dans la création des scénarios. Parmi les personnes et les compétences clés, j’ai pu observer l’importance des ergothérapeutes en tant qu’experts de l’assistance, ainsi que l’importance de la designer-actrice garante d’une richesse à l’interaction en mettant la technologie en difficulté pour créer des situations complexes mais plausibles. Je note également l’importance des chercheurs en design et des concepteurs qui ont documenté et réécrit les scénarios en temps réel en fonction des échanges au sein de l’équipe de création.
—> Comment s’opèrent les allers-retours entre l’espace fictionnel et l’espace réel ? La mise en scène était efficace. Dans chaque scénario, l’équipe “se retrouvait dans une situation qui paraissait la plus proche de la réalité possible“, comme l’explique la designer-actrice. Elle poursuit en disant : “c’est-à-dire qu’à un moment donné, il y a une résonance qui se fait dans ce qu’on ressent et du coup, on se dit qu’il faudrait peut-être jouer ça aussi… on améliorait le processus au fur et à mesure qu’on travaillait.” L’ergothérapeute témoigne également de la création d’une réalité partagée : “c’était bluffant parce qu’on a l’impression qu’on est dans un truc un peu délirant mais [le robot] prenait vraiment sa place et quand on jouait, on pensait vraiment à sa réaction.“
—> Qu’est-ce qu’un scénario satisfaisant ? Les participants ont des opinions variées concernant l’élaboration de scénarios. La designer-chercheuse explique : “l’objectif de ces ateliers était de déterminer la stratégie et la tactique que le robot devrait adopter dans différentes situations… Nous avons envisagé plusieurs interprétations et stratégies, et pour nous mettre d’accord sur la meilleure, nous avons examiné tous les types de situations possibles, jusqu’à ce que nous soyons satisfaits de notre choix.” Les autres participant·e·s parlent de trouver des solutions judicieuses, de sortir d’une impasse. Enfin, l’ergothérapeute parle de la recherche de la place du robot dans la vie de la personne : “nous avons arrêté le processus une fois que le robot avait trouvé sa place. Il s’agit de poser des questions à la personne pour déterminer si elle souhaite ou non que le robot intervienne… C’est nous qui décidons collectivement d’un scénario que nous explorons jusqu’à ce que le robot trouve sa place.“
Cette petite étude d’auto-confrontation offre de nombreuses pistes de réflexion sur le sujet de la simulation. Bien qu’il s’agisse de perspectives subjectives de personnes ayant vécu une expérience particulière, elle reste mémorable et créatrice de connaissances sur le sujet de recherche (robotique d’assistance) pour les personnes impliquées, même si huit ans se sont écoulés. “C’était comme hier”, me dit l’une des participantes. Ma recherche sur ces questions se poursuit en expérimentant ces outils de simulation dans la pédagogie du design. De belles perspectives se dessinent pour l’année prochaine !

D’autres interventions remarquables
Emile Hooge, fondateur de l’agence de prospective NOVA7, a discuté des implications de la prospective en tant qu’attitude visant à reconstruire les imaginaires plutôt qu’une simple méthode (en faisant l’éloge de Gaston Berger, l’initiateur du terme “prospective” qui signifie “l’étude des futurs possibles” et de l’anthropologie prospective). Emile a partagé sa vision de l’éthno-prospective, de la conversation prospective et de la prospective fabulatrice (en référence à l’ouvrage “Espèce fabulatrice” de Nancy Huston). Une phrase marquante : “quand on parle de prospective, on dévoile des choses sur soi-même“, suivi d’un échange enrichissant sur les attitudes / tactiques / postures fonctionnelles de la prospective (en référence à la présentation de Bastien Kerspern – designer et co-fondateur de l’agence “Design Friction” dans le premier séminaire sur la simulation de l’Anact), ainsi qu’un débat sur la manière dont les histoires se forment : sont-elles racontées (simplement pour révéler une expérience ou pour échapper à la réalité) ou construites (dans le but de manipuler la réalité) ?
Marie CHIZALLET, docteure en ergonomie, a présenté une méthode pour la transition vers l’agro-écologie pour les agriculteurs. Dans sa thèse de doctorat, elle a créé la “chronique du changement“, qu’elle a expérimentée avec succès auprès de sa cible. L’approche novatrice consistait à considérer l’agriculteur comme le créateur de son propre processus de changement, tandis que Marie jouait le rôle de guide dans cette démarche. En utilisant une méthodologie basée sur des récits de conception, elle a encouragé les agriculteurs à raconter leurs histoires, en partant de la situation initiale jusqu’à leur situation actuelle. En alternant entre l’expression de leurs objectifs (pôle virtuel) et les obstacles rencontrés lors de leur parcours (pôle réel), Marie les a aidés à imaginer leur futur (pôle concevable). Des échanges enrichissants ont eu lieu à la fin de sa présentation sur les compétences nécessaires pour aider les agriculteurs à devenir des acteurs autonomes dans leur transformation, ainsi que sur l’importance des supports physiques de cette chronique dans leurs évolutions de carrière.
La derniere presentation a été celle d’Apolline Le Gall, docteure en en gestion de l’innovation, en sociologie de l’évaluation et de la conception, ainsi qu’en design et qui est co-fondatrice de la coopérative associant recherche expérimentale et design “Où sont les Dragons“. Apolline a présenté un projet de recherche en design sur l’organigramme du Centre national d’études spatiales (CNES). Ce récit captivant a dévoilé une approche d’enquête approfondie suivie de propositions d’une équipe de design. L’objectif de ce projet a été de transformer l’organigramme, “un objet dont la forme affecte le fond“, en un “parcours valorisé et un moyen de développement personnel” au sein de la sphère professionnelle. Le travail de terrain a révélé différents rôles de l’organigramme, notamment en tant que système d’information, outil de gestion et objet frontière – avec les caractéristiques qui en découlent : abstraction, modularité, standardisation des communautés de pratique-. Je retiens l’originalité de son démarche et la notion de “situation d’usages”. En effet, suite à la phase d’enquête, les chercheurs ont analysé le corpus d’entretiens et ont identifié huit situations d’usages qui représentent les besoins dans des histoires concrètes (par exemple, “je suis employé du CNES et je souhaite une mobilité de carrière“). Apolline explique comment ces situations ont été mises à l’épreuve dans des ateliers regroupant tous les acteurs interviewés pour montrer la diversité des besoins et des utilisations. Le caractère concret de ces histoires est puissant. Elles ont encapsulé une richesse nécessaire dans la conception (besoins, motivations, émotions et bien sûr l’expérience!). Voici donc un exemple de test de propositions de design par le biais de l’histoire et du récit. Aujourd’hui, le projet se poursuit au sein du CNES dans la mise en place de propositions de design par une équipe de développement dans une application graphique.
Au plaisir de poursuivre la réflexion sur les formats de design pour la simulation !