L’expérience interdisciplinaire comme vecteur de décentrement critique : le cas d’un programme d’innovation inter-écoles

Cet article co-signé par Estelle Berger (Strate Research), Emmanuelle Le Nagard (ESSEC) et Éléonore Mounoud (CentraleSupélec) est paru dans un numéro spécial de la revue Marché & Organisations consacré à l’entrepreneuriat et l’innovation dans l’enseignement supérieur. Nous y étudions un programme pédagogique interdisciplinaire rassemblant nos trois écoles, où les étudiant.e.s adressent des problématiques selon une approche de « design thinking » (expliciter ce que signifie cette formule était précisément l’un des objectifs de l’étude !). À l’occasion de la publication de la revue, Estelle a été invitée à présenter cet article au séminaire « Mardis de l’innovation » du Réseau de recherche sur l’innovation. Pour les lecteur.rice.s qui ont du temps, le replay est disponible en ligne ; pour les autres, ce billet reprend quelques idées clé de la présentation. 

Dans le papier, nous cherchons à étudier la possibilité d’un changement d’état d’esprit et de posture par une collaboration interdisciplinaire, que nous identifions à un processus de métanoïa (meta [ce qui dépasse, englobe] + noûs [intellect, esprit]). Ses caractéristiques successives sont (Forasacco et Chartier-Gueudet, 2019) : 

  • déclic (la vision du monde se fissure)
  • prise de conscience
  • lâcher-prise (sortie de sa zone de confort pour aller découvrir et expérimenter)
  • développement du champ de conscience (intérieur et extérieur)
  • savoir-agir global (adaptation à l’incertitude et la complexité).

Notre hypothèse était que l’expérience interdisciplinaire, qui est au cœur du programme pédagogique étudié, soit facteur de décentrement critique, poussant les étudiant.e.s à rencontrer l’altérité pour apprendre à interagir différemment. Nous avons ainsi étudié les effets du programme à partir des critères du « penser ensemble », qui implique les compétences suivantes (Senge, 1990) :

  • maîtrise personnelle
  • remise en question des modèles mentaux et hypothèses de chacun
  • vision partagée
  • apprentissage par le dialogue
  • pensée systémique (pour reconnaître les blocages et leviers de changement)

En confrontant les visions d’étudiant.e.s et de tuteur.rice.s du programme, nous avons extrait les marqueurs de l’expérience vécue, pour la modéliser comme un système de représentation, avec son noyau central et ses éléments périphériques en amont et en aval (Abric, 1988) : 

Cette schématisation permet de mettre en évidence la boucle d’apprentissage qui semble s’amorcer dans le programme – dont on remarque que l’ouverture d’esprit est à la fois une condition et un effet. Cette symétrie explique peut-être les impacts nuancés que nous avons observés sur la transformation identitaire : 

D’une part, une minorité de participant.e.s vivent le déclic de la métanoïa comme amorce d’une hybridation interdisciplinaire. D’autre part, une autre minorité se trouve renforcée dans ses biais et apriori, l’altérité étant vécue comme une contrainte temporaire. Entre ces deux extrêmes, la majorité des étudiant.e.s auront développé une certaine aptitude à piocher dans différentes disciplines (Sedooka et al., 2015), à réinvestir dans leurs futurs projets.

Le design thinking est expressément mobilisé dans le programme comme une approche transverse et intégrative, associant des pratiques, des traits cognitifs et des états d’esprit spécifiques (Hassi et Laakso, 2011). Nous avons étudié l’adoption de ces différents niveaux par les différents types d’étudiants, observant d’abord un contraste global : alors que les non-designers considéraient surtout les méthodes venant compléter leur “boîte à outils”, les designers critiquaient une certaine dilution des fondements de leur discipline. Ce constat est en ligne avec la littérature sur le design thinking, qui met en évidence le développement de nouvelles capacités d’innovation en terrain complexe pour les non-designers, en même temps qu’une ambigüité d’effets sur les designers professionnel.le.s, de la valorisation au silotage. 

Le cadre du design thinking ne paraît donc pas jouer pleinement le rôle d’intégrateur attendu, mais est-ce qu’un autre y réussirait mieux ? À l’issue de notre étude, nous mettons en évidence que les limites méthodologiques semblent participer à la richesse d’un programme à forte dimension expérientielle et expérimentale. Comme l’assument deux tuteurs de longue date : 

« On est dans le dialogue et l’ajustement permanent. »

« Pour l’équipe pédagogique, c’est le chemin le résultat. »

En prolongement de cette recherche, il serait intéressant de mener une étude auprès d’alumni, plusieurs années après le programme, afin d’évaluer l’incubation et la maturation de l’expérience vécue. 

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