À Strate, l’apprentissage du design fiction est intégré de manière transverse à l’ensemble des spécialités et des niveaux d’études. L’objectif : outiller les étudiant·e·s pour qu’ils et elles puissent interroger de manière critique à la fois le monde qui les entoure, les décisions politiques et industrielles politiques qui le façonnent, et leur propre posture en tant que designers. Nous ne considérons pas le design fiction, ou quel que soit le nom donné à cet ensemble de pratiques spéculatives en constante évolution, comme une méthode à appliquer mais plutôt comme un ensemble d’outils, de postures et de productions conçues pour provoquer la réflexion. Au même titre que le design systémique, il permet aux designers de naviguer dans l’incertitude liée aux transitions actuelles, à repenser les futurs possibles, et surtout à réinterroger le rôle et l’impact du design lui-même.
Au cours des trois dernières années, nous avons expérimenté plusieurs formats pédagogiques pour comprendre comment cette approche est perçue par les étudiant·e·s et comment ils et elles se l’approprient : un workshop de rentrée inter-promotions, des ateliers intensifs d’une semaine en 4e année, et un cours-projet pluridisciplinaire de 40 heures réparties sur un semestre. Nous en livrons ici un modeste retour d’expérience, accompagné de questionnements pédagogiques tels que nous les formulons à l’été 2025.
Différents formats pédagogiques expérimentés
Un workshop de rentrée inter-promotions
Dans l’objectif d’initier les étudiant·e·s au design fiction, nous avons d’abord expérimenté l’ouverture de l’année scolaire par un grand workshop, réunissant les étudiant·e·s de toutes les promotions. En partenariat avec Carbone 4, cabinet de conseil en stratégie de transition écologique, les étudiant·e·s ont été invité·e·s à imaginer des futurs possibles, à l’intersection du désirable et de l’inquiétant.
Le workshop a démarré par une conférence donnée à Lyon par Estelle Hary, designer-chercheure et co-fondatrice de Design Friction, et à Paris par Max Mollon, designer-chercheur indépendant et fondateur du Design Fiction Club. Carbone 4 a ensuite proposé quatre grands scénarios de sociétés en 2053, que les étudiant·e·s ont exploité en explorant l’une des sept activités humaines essentielles : se déplacer, se loger, se vêtir, se nourrir, se soigner, transporter des objets, communiquer/s’informer/se divertir. Chaque groupe, composé d’un·e étudiant·e de chaque promotion, a imaginé un artefact fictionnel illustré par une image et un court texte.
Ce format intergénérationnel a permis une hybridation des points de vue, confrontant les niveaux de maturité et d’expertise en design. Les productions ont été présentées à un public de professionnel·le·s dans le cadre de la France Design Week, puis exposées lors des journées portes ouvertes de l’école.

Un workshop intensif d’une semaine
Pour la troisième fois cette année, nous avons proposé un workshop de design fiction aux étudiant·e·s de 4e année de la filière Design d’Interaction. Pendant une semaine, les groupes explorent des thèmes axés sur les futurs technologiques au cœur de thématiques taboues ou peu explorées, mais pourtant inhérentes aux sociétés humaines. Cette, nous avons choisi la fin de vie à l’ère des technologies émergentes.
Après un rappel théorique sur les racines critiques, radicales et spéculatives du design, les étudiant·e·s se sont plongé·e·s dans l’idéation et le prototypage de scénarios de vie possibles et des objets diégétiques y appartenant. Ils et elles ont imaginé des futurs où la mort devient un marché régulé au même titre que le mariage, où le deuil passe par des dispositifs numériques, où les corps humains sont recyclés comme ressource, ou encore où il devient possible d’avoir des enfants avec un·e conjoint·e défunt·e.
Pour le rendu le dernier jour, les étudiant·e·s ont mis en scène leurs prototypes fictionnels sous forme de scénettes et d’expériences immersives, devant un public d’enseignant·e·s et de chercheur·e·s de l’école.






Un cours-projet de 40 heures
Nous avons aussi expérimenté pour la première fois un cours long de 40h sur un semestre, en partenariat avec l’Institut Français de la Mode (IFM). Ce projet a réuni les étudiant·e·s du graduate program Design Transition[s] de Strate et des apprenti·e·s managers de la mode de l’IFM, autour d’une thématique prospective : les futurs de l’industrie du luxe et des modes de consommation face au changement climatique.
Le cours a démarré avec une conférence sur la prospective donnée par Thomas Gauthier, professeur à l’EM Lyon, suivi d’un aperçu sur l’innovation dans le luxe par l’entreprise Kering. Nous avons ensuite introduit les fondements historiques et critiques du design fiction. Progressivement, les étudiant·e·s ont été accompagné·e·s à travers les étapes méthodologiques de conception pour aboutir à des artefacts issus de leurs scénarios futurs dans lesquels le textile est produit à partir de matière alimentaire génétiquement modifiée, où la fast-fashion a disparu mais pas les addictions qu’elle a engendré, où l’expression identitaire passe par la fabrication personnelle de vêtements dans des fablabs collectifs ou encore où les classes aisées fuient les radiations UV au sein de bunkers. Leurs travaux ont été présentés dans une exposition à Strate, donnant lieux à des échanges sur les mutations nécessaires du secteur du luxe.








Retour sur notre expérience d’enseignement
Privilégier les formats courts ?
Contre toute attente, les formats courts semblent favoriser davantage l’engagement, la créativité et une immersion rapide dans les imaginaires futurs que les formats longs. L’intensité du temps court favorise une dynamique collective, pousse les étudiant·e·s à explorer rapidement, à prendre position. A l’inverse, le format long semble diluer l’engagement et la densité critique : les productions ne se sont pas montrées plus élaborées, ni dans la formalisation prototypale et scénographique, ni la profondeur de questionnement, malgré le temps disponible. Il est possible que l’effet d’immersion propre au design fiction se soit estompé avec la répartition des séances dans le temps.
Cela nous interroge : faut-il enseigner le design fiction comme un moment court et ponctuel, néanmoins marquant dans le parcours de formation ? Ou comme un champ à part entière, au risque de le formaliser en d’en perdre la nature exploratoire et indisciplinée ?
La pluridisciplinarité est-elle un atout pour apprendre le design fiction ?
La pluridisciplinarité a été au cœur de nos expérimentations. Si le cours a été très bien accueilli par les étudiant·e·s designers de 4e année, malgré le désapprentissage qu’il implique, notamment celui de l’instinct à proposer des solutions désirables, il s’est révélé plus difficile d’accès pour les étudiant·e·s de l’IFM ou les profils hybrides de Design Transition[s]. Ces dernier·e·s ont en effet dû simultanément s’initier aux fondamentaux du design tout en critiquant ses fondements-mêmes, un double niveau d’exigence sans doute trop dense.
Cela nous amène à penser qu’une culture et une pratique du design sont des prérequis nécessaires pour aborder le design fiction avec justesse. Pour autant, il est important d’éviter le travers déjà relevé d’une discipline qui s’auto-congratule, produisant des fictions de designers pour d’autres designers. C’est précisément l’apport de regards extérieurs, provenant d’autres disciplines et expertises, qui permet au design fiction de rester auto-critique et pertinent. Un design fiction plus participatif, comme le propose entre autres Pedro Gil Farias (2022), ouvre la voie à des spéculations co-construites avec des non-designers et pensées pour circuler au-delà du champ du design. Le défi reste d’imaginer des formats pédagogiques au sein desquels ces équipes projets pluridisciplinaires s’épanouissent.
Comment rendre visible l’action au sein du questionnement ?
Le design fiction est une pratique pédagogique exigeante. Elle interroge les récits, les imaginaires, les représentations, et place les étudiant·e·s dans une posture de pensée critique qui est généralement vécue comme inconfortable, autant par les thèmes explorés que par les exigences cognitives qu’elle implique.
En déplaçant son objectif d’une solution vers le déclenchement d’une pensée critique, le design fiction génère un inconfort. A l’heure où les étudiant·e·s ressentent une urgence à agir, cette posture réflexive peut être perçue comme un détour, voire une forme d’inaction. Cette critique est d’ailleurs communément admise, comme le formule Matt Ward dans Beyond Speculative Design (2021) : est-ce que le design fiction fait vraiment ce qu’il prétend faire ? Où est-ce que le débat prend place, qu’est-ce qu’on apprend et qui participe, en dehors de la communauté de design ? Comme certain·e·s étudiant·e·s nous l’ont exprimé, si on ne fait qu’ouvrir le débat, pour elles et eux, on reste trop loin de l’action. Est-ce que les productions étudiantes pourraient alors sortir de leur contexte manifeste pour impacter davantage le monde réel ?
Quelle pédagogie pour le design fiction aujourd’hui ?
Pour développer la nature transformative du design fiction dans son enseignement, une piste semble prometteuse. En s’inspirant du concept d’ethnographie anticipative (Lindley et al., 2015), nous pourrions faire interagir davantage de publics avec les productions étudiantes. Un nouveau format à expérimenter dès l’an prochain serait un projet partenariat avec des professionnel·le·s (entreprises ou collectivités) souhaitant explorer des problématiques orientant leurs activités et leurs impacts. Au sein de ce format, mêlant création et exploration terrain, les étudiant·e·s pourraient mettre en place des expérimentations de propositions fictionnelles au sein de contextes réels. En intégrant une pratique ethnographique dans l’enseignement du design fiction, en déplaçant le focus du cours vers les résultats à tirer des interactions entre les productions et les publics, on participe également à promouvoir davantage les Sciences Humaines et Sociales dans l’enseignement du design.
Ces expérimentations pédagogiques amènent une autre question centrale : le design fiction doit-il faire l’objet d’un enseignement à part entière, ou incarner un outil transversal, diffusé à travers tous les projets étudiants de l’école ? Peut-il infuser les autres disciplines enseignées à l’école, apporter des nuances, enrichir les commandes industrielles par une prise de recul critique et sensible ? En tout cas, cette expérience nous conforte dans l’idée que le design fiction ne doit pas tant être enseigné comme une méthode que cultivé comme une posture : critique, sensible, expérimentale. Malgré les critiques formulées à son égard, “les intentions originales qui sous-tendent le design critique et spéculatif restent importantes à apprendre pour tout·e designer. […] Notre défi, par l’expérimentation pédagogique, est de créer les conditions pour permettre à ces alternatives de prospérer.” (Mitrovic et al., 2021). Plus qu’une pratique, le design fiction peut être un langage commun pour repenser ce que le design pourrait devenir, en s’approchant du tournant expérientiel proposé par des chercheur·e·s du domaine, notamment Stuart Candy (2019), pour permettre une meilleure connexion avec les complexités, fragilités et subjectivités du terrain. Reste à trouver les bons formats pour l’ancrer durablement dans les écoles, sans l’institutionnaliser au point d’en perdre la force questionnante.
Candy, S., & Potter, C. (Éds.). (2019). Design and futures. Tamkang University Press.
Farias, P. G., Bendor, R., & van Eekelen, B. F. (2022). Social dreaming together : A critical exploration of participatory speculative design. Proceedings of the Participatory Design Conference 2022 – Volume 2, 2, 147‑154. https://doi.org/10.1145/3537797.3537826
Lindley, J., Sharma, D., & Potts, R. (2015). Operationalizing Design Fiction with Anticipatory Ethnography. Ethnographic Praxis in Industry Conference Proceedings, 2015(1), 58‑71. https://doi.org/10.1111/1559-8918.2015.01040
Mitrović, I., Auger, J., Hanna, J., Helgason, I. (2021). Beyond Speculative Design : Past – Present – Future. SpeculativeEdu. https://speculativeedu.eu/beyond-speculative-design-past-present-future/