Retour d’expérience d’Estelle sur sa soutenance d’HDR

Le 10 février dernier, j’ai défendu mon Habilitation à Diriger des Recherches à l’Université Bordeaux Montaigne, avec un mémoire original intitulé Le Design comme posture. Un décentrement avec la philosophie du yoga. Au-delà du signe académique que représente ce diplôme, il m’a surtout donné une précieuse occasion de transformer des intuitions et convictions en axes de recherche. Quelle chance que de consacrer plusieurs années à développer un fil rouge réflexif, en découvrant petit à petit qu’il résonne avec d’autres. L’aventure de cette HDR, c’est l’histoire de tensions transformées en liens.

Fascinée par les paradoxes dans la pratique du design, j’ai voulu explorer la notion de posture, pivot entre le monde social et l’expérience vécue, pour éclairer un peu l’angle mort que l’on est à soi-même. « Je » est une approximation, mais qui structure nos vies puisque l’on se définit comme sujet de perception, d’action, de création de sens. Un champ d’inspiration extérieur au design m’a permis de voir sous d’autres angles : il s’agit du yoga. Outre les vertus générales du décentrement, tant sa philosophie que sa structure de pratique du yoga offrent des pistes concrètes pour dépasser les pensées dualistes et réductionnistes. 

Il s’agit donc de considérer la tension entre « se centrer » : passer par l’introspection, habiter sa posture ; et « se décentrer » : questionner sa positionnalité et la manière dont celle-ci influence notre travail. L’enjeu n’est pas celui d’un développement personnel réducteur et individualiste, mais d’une transformation des polarités en ressources pour la transformation intérieure. Et celle-ci est corollaire de toute transformation du monde. D’Einstein à Gandhi en passant par Meadows, beaucoup l’ont répété : le changement commence par soi, par ses modes de pensée et représentations les plus enfouies. Par un questionnement philosophique outillé de pratiques, on se rend capable d’éclairer les structures intérieures comme extérieures, on gagne en conscience comme en pouvoir d’agir.

Bien loin du nombrilisme, le travail intérieur développe un centre stable qui permet l’amplitude du mouvement (comme l’axe de cette roue)

Les personnes souhaitant en apprendre plus sur le paradigme du yoga pourront consulter mon manuscrit. Ici, on se contentera de retenir qu’il dépeint une éthique ancrée dans l’expérience concrète, témoignant d’une pensée proprement écosophique, 2500 ans avant que l’Occident ne prenne conscience des ravages de l’Anthropocène. Le design, qui prend « le monde comme projet » est évidemment inclus dans cette autocritique. Que devient-on sans nos scénarios et nos egos ? Le yoga nous apprend à plonger dans l’expérience ; à s’en laisser déformer ; à laisser émerger au lieu de chercher à contrôler le cours des choses. C’est un enjeu d’éducation, parce que la posture d’auteur seule est inopérante en terrain complexe, tout comme les approches linéaires de gestion de projet. Il faut encore s’ouvrir à l’altérité, aux intelligences multiples et collectives. Ce chemin apprenant suppose de commencer par abandonner certains schémas établis, ce qui crée de l’insécurité psychologique à l’échelle personnelle comme collective.

Dans mon travail, le développement de la posture s’apparente à un trajet spiral, de l’expérience à la connaissance. Il s’agit d’une intensification de la conscience et du discernement, en tant que designer mais aussi plus largement en tant qu’être humain. 

Le rapport pédagogique s’inscrit dans un même mouvement. Il s’ancre dans l’autonomie, comprise à la fois comme condition et effetd’un apprentissage réellement émancipateur. Je précise que j’identifie les situations d’enseignement à celles de leadership dans la pratique : il s’agit de proposer des médiations à visée transformatrice, soit en marge des structures établies, soit à l’intérieur pour y créer du jeu. On peut ainsi parler de différents types d’organisations humaines : écoles, entreprises, entités publiques. 

Quoi qu’il en soit, développer une agentivité n’est pas synonyme de prise ou de concentration de pouvoir. Apprendre à voir et déconstruire les idéologies, les « boîtes » qui nous limitent, vise plutôt à faire de la place pour l’improvisation, l’imagination, le bricolage ; pour remettre la prise de décision à l’échelle de communautés capables de s’auto-organiser démocratiquement autour d’une vie commune et d’assumer les responsabilités qui en découlent.

Considérant une continuité entre les rôles de « designer enseignante chercheuse », je considère donc l’éducation à la posture comme pilier de l’accompagnement des transitions avec le design, de l’échelle intime aux bifurcations systémiques. Or, dans les projets complexes, marqués par l’ouverture des processus et la co-émergence entre influences et effets, il est délicat d’identifier les contributions du design ou de sa recherche action. Je crois que des approches basées sur l’introspection, l’autoethnographie, le dialogue… permettent d’éclairer autrement que par des métriques ce qui participe effectivement à transformer un mode de pensée, à faire évoluer une situation vers un état jugé « préférable ». La réflexivité incarnée est la seule véritable connaissance que l’on emporte avec soi d’expérience en expérience, et on peut l’outiller à différents niveaux :

  • Conception et diffusion d’objets intermédiaires et supports d’expérimentation
  • Rôle de miroir réflexif dans la construction de sens, d’une trajectoire et d’une voix propre
  • Mise en place d’espaces propices à la transformation

« Se centrer et se décentrer » signifie aussi sortir du studio, de l’entreprise, de l’école… pour rencontrer et travailler avec l’altérité, dans des territoires plutôt que sur des terrains. Quelle que soit l’échelle, l’enjeu est de semer des graines pour le changement, à plusieurs niveaux. D’abord, par la montée en conscience, on peut espérer faire progresser les modes de travail vers de réelles coopérations, et construire ainsi des formes d’organisation plus soutenables, c’est-à-dire basées sur la communalitévivantes et apprenantes comme les personnes qui les composent. 

Cette vision peut rester cantonnée à des îlots fragmentés de résistance au système dominant. Mais elle peut aussi se polliniser, et cette possibilité me donne un peu d’espoir quant à ce que les yogi et les designers peuvent faire dans le monde aujourd’hui. Comme le dit si bien Rebecca Solnit : 

« Espérer c’est embrasser ce que nous ne savons pas et ce que nous ne pouvons pas savoir. […] c’est croire que nos actions et nos choix comptent, même si nous ne pouvons pas savoir à l’avance quand et de quelle manière. »

L’HDR est un exercice unique de connexion entre différentes échelles de passés et d’avenirs. C’est aussi un moment fort de partage avec celles et ceux qui ont inspiré, supporté ou challengé ce travail – à commencer par l’équipe-famille de Strate Research, les étudiant.e.s, doctorant.e.s et partenaires de recherche action, et les complices qui composent une communauté vibrante et multicolore (au sens de la Sangha bouddhiste). Lors de la soutenance, j’ai été très émue par les propos des membres du jury, résonnant chacun d’une manière singulière et profonde. Je repars emplie d’énergie et inspirée de nouvelles connexions potentielles, au-delà de mes espérances. 

Avec Anne Beyaert-Geslin (Univ. Bordeaux Montaigne), qui a été la bienveillance incarnée dans son rôle de garante, on s’est interrogé sur nos postures de pédagogues, parfois peut-être trop concernées de « nourrir » les étudiant.e.s. Comment lâcher prise ?

Fabienne Martin-Juchat (Univ. Grenoble Alpes) s’appuie sur différentes pratiques somatiques dont les paradigmes contrastent fortement avec le monde universitaire. Pour dépasser les discussions ontologiques et mettre l’accent sur le déploiement du vécu, elle propose de considérer le verbe « posturer ». Effectivement en yoga, la pratique des asanas inclut non seulement l’entrée, la tenue et la sortie d’une posture, mais aussi son inscription dans une séquence associée à des intentions de transformation. De la même manière, le design prend sens à travers des verbes d’action. 

De l’intervention érudite de Sylvain Bureau (ESCP), je retiens la référence à Siddhartha, roman d’Hermann Hesse. Fondée sur des valeurs, sa quête ne s’accomplit pas dans le discours mais dans des actes. Est ainsi soulignée la portée performative de nos démarches intellectuelles, qui nous engagent et nous obligent.

Luca Simeone (Aalborg Univ.), lui-même engagé dans un labor of love entre design et yoga, insiste sur la part d’ombre du voyage apprenant, qui nous entraîne en spirales d’autant plus vastes que notre ancrage est fort. Nous partageons le constat de l’insuffisance du texte pour en rendre compte – il s’agit donc de (dis)tordre l’écrit au contact d’autres mediums. Et si les concepts étaient des coups de pinceau ? Sa lecture de mes propositions graphiques à l’encre m’encourage à déployer encore plus le « collage » comme processus épistémologique.

« Polarités fertiles », expérimentation graphique de transformation du couple yin yang

Designer chercheur également nourri de phénoménologie, Pierre Lévy (CNAM) ouvre une discussion sur le rapport aux projets et activités du design. Mon investigation s’envisage plutôt comme une théorie du changement pour le sujet designant, qu’il m’intéresse de mobiliser dans des situations de pratique variées, pour construire non pas une méthode ou boîte à outils, mais plutôt une grammaire générative appropriable par d’autres. 

Le tissage de liens ne fait que commencer – si ça résonne pour vous, échangeons !

Des liens pour aller plus loin :

Manuscrit Le Design comme posture. Un décentrement avec la philosophie du yoga

Support de présentation orale