Le 5 décembre dernier, a eu lieu le premier séminaire Strate Research de la saison, réunissant l’équipe élargie des chercheur.euse.s (enseignant.e.s-chercheurs.euses, doctorant.e.s et chercheur.euse.s associé.e.s). Ce rendez-vous inaugural s’est intéressé à l’un des quatre axes prévus d’ici l’été prochain (avec Education & tech, Imaginaires et Transition) : au thème “Prospective et Design Fiction”. L’occasion de revisiter deux articles : Prospective films, when a strategic vision meets the diversity of human expérience présenté à la conférence Nordes 2023, ainsi qu’un papier en cours d’évaluation, issu du projet étudiant célébrant les 20 ans de la maison d’édition La Volte, maison d’édition indépendante spécialisée dans les littératures de l’imaginaire et de la science-fiction (SF).
Le premier article découle d’un projet de recherche-action mené en 2022 avec Alstom. Ce projet visait à formaliser une vision de la mobilité urbaine à l’horizon 2050 (focus sur le métro du futur) à travers la production d’un storyboard détaillé pour une vidéo de vision stratégique. Pour la réalisation de cette vision, incarnée dans une vidéo de prospective, nous avons choisi de nous éloigner d’un format publicitaire (vidéo promotionnelle) afin de refléter la complexité de l’expérience humaine. Nous avons opté pour un format qui engage la réflexion et l’engagement, autrement que par les promesses technologiques d’un futur radieux et idyllique. Pour ce faire, nous avons étudié un corpus non exhaustif de 22 vidéos provenant de contextes variés qui reflètent la diversité des enjeux, des formats de représentation et des narrations spécifiques à ce type de contenu. Ces vidéos, initialement utilisées dans le secteur des TIC (Technologies de l’information et de la communication) jouent un rôle clé dans la présentation et la promotion des visions stratégiques des entreprises. Elles se positionnent comme de véritables prototypes narratifs et visuels, soit des « objets tangibles » (ici immatériels) donnant forme à des idées abstraites, tout en facilitant leur transmission et leur appropriation.
Le second article présenté lors de cette séance de séminaire s’inscrit dans le cadre d’un partenariat avec la maison d’édition La Volte. Il propose d’analyser comment de jeunes designers interprètent un récit et un univers issu d’une nouvelle de SF en concevant des prototypes. Ces objets ont été exposés puis intégrés dans un atelier de design fiction, où les participant·e·s ont imaginé de nouveaux récits en concevant des contextes et usages inédits, accompagnés de cartels explicatifs rédigés pour les présenter. Cette démarche a favorisé une exploration partagée. Si ce papier a pour but de montrer comment de jeunes designers se sont approprié les récits et ont partagé leur vision à travers l’exposition de leurs artefacts, il s’agissait aussi de se poser la question du rôle de ces objets : peuvent-ils devenir des « passeurs » d’imaginaires, et si oui, de quelle manière ?
En design les prototypes dépassent la fonction descriptive ; ils se transforment en interprétations et partis-pris, incarnant un ensemble d’informations et d’émotions soigneusement choisies pour susciter du sens. Dans le projet avec La Volte, les objets produits par les étudiant.e.s matérialisent un texte de fiction, rendant tangible la perception et l’imaginaire propre à chaque individu. Cependant, la démarche de conception ne se limite pas à la fabrication d’un artefact sans le questionner ni l’expérimenter. Le·la designer réinterprète un récit à travers la forme qu’il·elle crée, ouvrant ainsi une nouvelle dimension narrative qui s’inscrit dans un récit préexistant. Dans la réception, ces objets peuvent alors devenir des supports de projection et de réflexion, que ce soit pour un individu seul ou pour un groupe. Dans l’atelier design fiction par exemple, ces objets ont été perçus de manière différente par le public : dénués d’histoire et de contexte, ils laissent carte blanche à l’invention du monde auxquels ils appartiennent ! Ainsi leur matérialité même, devient le point de départ pour générer de nouveaux récits.
Ces 2 articles nous amènent à une réflexion plus large (et encore à explorer) sur le rôle de ces objets dans le processus design et dans le design fiction. En voici quelques réflexions…
Les vidéos de vision prospective sont complexes dans le sens où elles ont un statut ambigu qui émerge entre fiction et réalité. Kinsley (2010) a montré qu’elles s’inscrivent dans une démarche d’autoreprésentation, utilisant des techniques filmiques pour embarquer le spectateur. Elles créent ainsi un lien entre les intentions stratégiques de l’entreprise et les émotions des spectateurs. Pour dépasser leur statut de vidéo promotionnelle d’entreprise, nous avons proposé que ces visions se rencontrent pour créer une expérience commune qui serait de l’ordre de l’expérience esthétique ! Ainsi ces objets qui sont à la fois fictionnels et ancrés dans une réalité stratégique essaient de proposer une expérience d’appropriation au spectateur.
Il faut distinguer ces films produits par les entreprises des objets de nos jeunes designers, inspirés par des récits de science-fiction. Les premiers imposent une vision d’entreprise sur le futur, orientée par des stratégies commerciales et narratives, tandis que les seconds permettent de faire émerger une imagination plus personnelle. Ils ouvrent également la voie à une réflexion ouverte, invitant à interagir avec des possibles plutôt qu’à adhérer à une vision unique et préétablie. Ainsi, nous avons pu constater que dans le cadre de l’atelier de design fiction, les objets occupent une place centrale en tant que vecteurs de réflexion et d’imagination. Ils deviennent des médiateurs entre les récits, les imaginaires et les enjeux contemporains. Ces artefacts sont des objets à utiliser, mais permettent l’incarnation de systèmes de valeurs, de croyances et d’imaginaires qui résonnent avec les préoccupations sociétales actuelles. En activant le corps et les émotions, ils offrent une expérience immersive dans le présent, tout en permettant de se projeter.
L’accumulation et la multiplication des perceptions possibles à partir de ces objets montre qu’un monde imaginaire (parallèle au nôtre) peut être vécu dans le présent. Chaque interaction avec un prototype génère une expérience unique. Ces expériences, inscrites dans une logique de design transformateur, témoignent de l’importance de dépasser la simple fonctionnalité des objets pour s’engager dans des débats sur nos manières de vivre ensemble dans le présent et par projection sur la manière dont nous souhaitons vivre ensemble dans l’avenir.
Notre hypothèse est que ces artefacts deviennent ainsi des prototypes diégétiques (Sterling, 2013). Ce concept se réfère à la capacité des prototypes à “raconter un monde” tout en laissant place à l’imaginaire du spectateur. Plutôt que de livrer une narration explicite, ces artefacts permettent aux utilisateurs de vivre l’histoire à travers des interactions, créant ainsi une expérience performative et incarnée. Pour Norman (2013), la performativité en design repose sur la capacité des objets à générer des interactions spécifiques et à influencer les comportements des utilisateurs. Cela révèle un aspect transformateur du design, où les objets ne sont pas seulement destinés à l’utilisation pratique, mais aussi à provoquer des débats et à interroger notre avenir. C’est ce que montre Mollon (2019) qui a exploré dans ses recherches la rencontre entre publics et artefacts. Pour lui, celui-ci joue un rôle central : il peut agir comme un diplomate non-humain, intensifiant les conflits pour connecter des mondes qui ne s’entendent pas, ou comme un médiateur agnostique, ouvrant des situations de communication multidimensionnelles entre humains, non-humains et fiction.
Elie During introduit la notion de prototype artistique comme une unité en devenir, servant d’étape intermédiaire. Considérés comme des versions temporaires, ces prototypes libèrent les designers de l’obligation d’une concrétisation finale, ouvrant ainsi un champ infini de potentialités futures. Ils deviennent alors des outils réflexifs, intégrés dans un processus (voire une méthodologie) offrant une vision créative des possibles ou des potentialités d’une idée. Cette potentialité de l’objet, est proche finalement de celle de Dunne & Raby (2013) qui conçoivent le design comme un outil pour créer non seulement des objets, mais aussi des idées, dans le but de poser des questions « et si » pour ouvrir le débat et encourager les réflexions sur les avenirs souhaitables ou désirables.
Ariel Kyrou de son côté invite à s’emparer de la philofiction (Kyrou, 2020), terme qu’il utilise pour souligner la capacité de la science-fiction à raconter des histoires, mais aussi à servir de base à une réflexion philosophique sur des enjeux contemporains. Sa valeur étant avant tout didactique et donc pédagogique, cela signifie-t-il que le prototype du design fiction peut devenir un support pédagogique ? Dans le sens où il permet de définir un espace d’expérimentation pour développer des récits et ainsi appréhender les enjeux contemporains (technologie, la société, environnement), cet “objet à penser” qu’est le prototype favorise une approche critique et constructive. C’est ce statut qui nous intéresse particulièrement dans la formation au design !
Ainsi, en comparant ces artefacts (le film prospectif et les objets conçus par les jeunes designers à partir des textes de SF) ont se rend compte du fort potentiel de ses objets – par leur présence dans notre réalité – à mettre en place comme le suggérait Nicolas Nova (en 2014) une approche contemporaine d’exploration et de simulation dans laquelle ces incarnations deviennent des moteurs pour l’émergence de nouveaux imaginaires. Il reste à définir comment mieux construire ces objets pour renforcer cette approche et stimuler leur pouvoir d’expérience et expérimentation.
Références
Cossin, I., Berger, E.,and Ocnarescu, I.(2023) Prospective films: When a strategic vision meets the diversity of human experience, in Holmlid, S., Rodrigues, V., Westin, C., Krogh, P. G., Mäkelä, M., Svanaes, D., Wikberg-Nilsson, Å (eds.), Nordes 2023: This Space Intentionally Left Blank, 12-14 June, Linköping University, Norrköping, Sweden. https://doi.org/10.21606/nordes.2023.85
Designing for Debate (2019) is Max Mollon’s Ph.D. thesis, identifying new concepts, means and roles available to practitioners when using design fictions to spark debate.
Dunne, A., & Raby, F. (2013). Speculative Everything. Cambridge: MIT Press.
During, É. (2010). Prototypes. Entretien avec Elie During. Étincelle, (7). Disponible sur : https://www.ircam.fr/media/uploads/creation/etincelle/etincelle_7_-_juin_2010.pdf
Kinsley, S. (2010). Representing ‘Things to Come’: Feeling the Visions of Future Technologies. Sage journals, Environment and Planning A: Economy and Space, 42(11).
Kyrou, A. (2020). Dans les imaginaires du futur. Actu SF.
Norman, D. (2013), Design of everyday things. Basic Books.
Nova, N. (2014). Futurs? La panne des imaginaires technologiques. Les moutons électriques.
Sterling, B. (2013). Patently untrue: fleshy defibrillators and synchronized baseball are changing the future. Wired, octobre. Disponible sur https://www.wired.com/story/patently-untrue/
