Le 27 février dernier, s’est tenu la journée d’étude « Des rencontres ciné-graphiques » à destination des étudiant·es de 3e année option Design graphique de l’Esam Caen sur les rapports entre cinéma et design. J’y ai présenté une communication sur le lien entre le travail de l’artiste sud-africain William Kentridge et le cinéma d’animation. C’est lors de mes recherches de thèse intitulée “Présence et représentation du corps dans le cinéma d’animation. Fantôme – Retour du corps – Post-cinéma”, (soutenue il y a maintenant plus de 10 ans !) que j’ai été amenée à aborder le travail de cet artiste Sud-Africain protéiforme.
William Kentridge s’est en effet intéressé très tôt aux techniques d’animation ; cet intérêt s’est ancré dans sa pratique du dessin qui l’amène à travailler la décomposition du mouvement dès le début de sa carrière. Il a réalisé des séquences d’images qui annonçait déjà une démarche cinématographique et a continué dans cette voie en parallèle de ses films (Woman Getting in Bathtub présente l’évolution d’une femme qui entre dans sa baignoire en 9 dessins). De plus, c’est dans sa réflexion autour de sa pratique du dessin qu’il entame dès 1989 un cycle de films d’animation – les Drawings for Projection – qui a pour toile de fond l’histoire de l’Afrique du Sud à travers deux personnages, Soho Eckstein (riche et cupide homme d’affaires) et Felix Teitlebaum (poète, sensible et amant de la femme de Soho) ; 2 facettes d’un même personnage, mais également 2 alter égo de l’artiste !

Chacun de ces courts métrages (il y en aura 11 entre 1989 et 2020) est basé sur une série de dessins au fusain, parfois rehaussés de quelques touches de pastel rouge ou bleu. Au lieu de partir d’un scénario pour construire des dessins qui seront projetés, Kentridge fixe au mur une grande feuille de papier sur laquelle il dessine. Il s’arrête à divers stades d’évolution du dessin et enregistre l’image avec une caméra, jusqu’à ce qu’il considère que le dessin ait donné tout ce qu’il avait à donner. Entre chaque prise de vue, il métamorphose son dessin, en le grattant ou en le gommant pour redessiner sur et avec les traces laissées par son premier dessin. Les traces laissées sur la feuille vont s’estomper sans jamais complètement disparaître, chaque étape de création d’un dessin étant provisoire. Le grattage ou le gommage progressif du fusain et la mise en scène de ces traces sur le papier lui permettent d’agir à la manière d’un palimpseste, le film n’ayant pour but que de montrer le processus d’effacement et de transformation de l’œuvre, celui du dessin en cours de réalisation. En vidant le dessin de sa substance, mais en laissant une trace de son existence, Kentridge travaille directement sur le temps, dévoilant ainsi le processus de la mémoire.
En parallèle (7 Fragments for Georges Méliès), il montre l’atelier comme un espace fermé, physiquement mais aussi psychiquement. Ses déambulations y sont l’équivalent des idées qui tournent dans sa tête. Il nous oblige ainsi à penser son atelier à travers son corps et c’est ce corps en mouvement qui relie les différents médias utilisés, expliquant de fait le fonctionnement et leur processus de construction de ses images. Ainsi, les films de Kentridge sont le résultat d’un tout, d’un processus qui démarre avec la feuille de dessin, englobe l’acte de créer, le processus créatif, l’artiste lui-même en train de créer, mais également l’atelier, la feuille de dessin … En avoir conscience, fait réfléchir le spectateur sur la construction des images et la posture de l’artiste/créateur; mais l’oblige aussi à ne pas être passif et à se positionner (au sens propre comme au figuré selon la mise en scène dans la salle d’exposition) pour faire le lien et interpréter les différentes projections.
Par ailleurs, pour revenir à la question du double, omniprésente dans le travail de William Kentridge ; elle se traduit autant dans la représentation (Soho et Félix par exemple mais aussi Félix qui se regarde dans un miroir) que dans le matériau/technique utilisé (lien fond et forme). Ainsi, il s’arrange pour mettre en scène la thèse et l’antithèse de ses idées, montrant ainsi que toute idée ou représentation a forcément sa contre-explication. Kentridge conçoit l’animation comme “ un dessin en cours d’élaboration”. Cette trace du temps passé ne pourra être vue sans la projection finale du film, pourtant elle est bien présente au cœur du dessin lui-même. Pour lui, ces dessins possèdent en eux un potentiel de projection, même s’ils ne sont jamais projetés. En fait, pour Kentridge, la projection est une fonction interne de l’image, que l’on applique ou non. Dans son processus, William Kentridge ne cherche pas à réaliser un film, mais à montrer des images en progression, pour garder quelque chose du caractère performatif du processus créatif.

A travers le double, c’est également la notion de fragmentation que vient solliciter Kentridge. En 2000, il déchire de grands morceaux de papier noir et colle les fragments sur les murs d’une cage d’escalier pour créer « Stair Procession », défilé filmique de personnages qui montent et descendent les escaliers. Cette pratique et l’aléatoire qui l’accompagne interroge l’image numérique (et ses pixels selon le philosophe Elie During) et plus globalement notre rapport aux images. Et faire réfléchir le spectateur, qui doit en effet jouer un rôle actif en réunissant les images pour se faire une vision complète de l’artiste et de son travail, est un leitmotiv chez lui. Plus globalement, c’est de l’esthétique du collage et donc du montage dont se sert Kentridge ; en effet, comme l’a montré Mark Rosenthal, à l’instar des artistes du mouvement dada ou d’autres mouvements d’avant garde, Kentridge cherche sans doute à réduire le fossé entre l’art et la vie pour trouver un espace hybride où la réalité et le symbolique puissent coïncider ! En faisant référence au montage (de manière technique comme symbolique) défini comme une opération de contraction ou d’harmonisation du matériau (Jean Giraud, 1930), Kentridge sollicite l’animation dans son processus créatif pour faire advenir une compréhension de l’histoire, à travers les interstices … car comme l’a montré Norman McLaren en son temps, (…) l’animation est (…) l’art de manipuler les interstices invisibles entre chaque image.
Et c’est ainsi en valorisant le fragment et le discontinu que Kentridge trouve, comme explique Judith Delfiner (catalogue William Kentridge – Editions Flammarion / LaM / /Kunstmuseum Basel, 2020) nous trouvons au cœur même du procédé artistique qu’est le montage, le ressort d’une action politique.

